Page:Jean de Léry - Voyage au Brésil - Gaffarel vol 2, 1880.djvu/180

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repeurent de leurs couroyes, souliers et cuir de leurs pavois, aussi en y eut-il entre nous qui vindrent jusques-là, de manger leurs collets de maroquins et cuirs de leurs souliers : voire les pages et garçons du navire pressez de malle rage de faim, mangerent toutes les cornes des lanternes (dont il y a tousjours grand nombre dans les vaisseaux de mer) et autant de chandelles de suif qu’ils en peurent attraper. Davantage nonobstant nostre debilité, sur peine de couler en fond et boire plus que nous n’avions à manger, il falloit qu’avec grand travail nous fussions incessamment jour et nuict à tirer l’eau à la pompe.

Le cinquiesme jour de may sur le soleil couchant, nous vismes flamboyer et voler en l’air un grand esclair de feu, lequel fit telle reverberation dans les voiles de nostre navire que nous pensions que le feu s’y fust mis : toutesfois, sans nous endommager, il passa en un instant. Que si on demande d’où cela pouvoit proceder, je di que la raison en sera tant plus mal aisée à rendre, que nous estans lors à la hauteur des terres neuves, où on pesche les molues, et de Canada, regions où il fait ordinairement un froid extreme, on ne pourra pas dire que cela vint des exhalations chaudes qui fussent en l’air. Et de fait, à fin que nous en essayissions de toutes les façons, nous fusmes en ces endroits là battus du vent de Nord nordest, qui est presque droite Bize, lequel nous causa une telle froidure que durant plus de quinze jours nous n’eschaufasmes aucunement.

Environ le douziesme dudit mois de May, nostre canonier, auquel au paravant apres qu’il eut bien langui, j’avois veu manger les tripes d’un perroquet toutes crues, estant enfin mort de faim, fut comme les precedens decedez de mesme maladie, jetté et ensepulturé