Page:Jean de Léry - Voyage au Brésil - Gaffarel vol 2, 1880.djvu/189

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mais aussi fort à propos, ayans entendu nostre famine, nous exhorterent que nous gardans de trop manger, nous usissions du commencement peu à peu de bouillons de vieilles poulailles bien consumées, de laict de chevres et autres choses propres pour nous eslargir les boyaux, lesquels nous avions tous retraits. Et de fait ceux qui creurent leur conseil s’en trouverent bien : car quant à nos matelots, qui du beau premier jour se voulurent saouler, je croy, de vingt restez de la famine que plus de la moitié creverent et moururent soudainement de trop manger. Mais quant à nous autres quinze passagiers qui, comme j’ay dit au commencement du precedent chapitre, nous estions embarquez en la terre du Bresil, dans ce vaisseau pour revenir en France, il n’en mourut pas un seul, ny sur mer ny sur terre pour ceste fois-là. Bien est vray que n’ayans sauvé que la peau et les os, non seulement en nous regardans vous eussiez dit que c’estoyent corps morts desterrez, mais aussi incontinent que nous eusmes prins l’air de terre, nous fusmes tellement desgoustez, et abhorrions si fort les viandes, que pour parler de moy en particulier, quand je fus au logis, soudain que j’eus senti du vin qu’on me presenta dans une coupe, tombant à la renverse sur un coffre à bahu, on pensoit, joint ma foiblesse, que je deu rendre l’esprit. Toutesfois ne m’estant pas fait grand mal, mis que je fus sur un lict, combien qu’il y eust plus de dix-neuf mois que je n’avois couché à la Françoise (comme on parle aujourd’huy) tant y a, contre l’opinion de ceux qui disent, quand on a accoustumé de coucher sur la dure, qu’on ne peut de long temps apres reposer sur la plume, que je dormis si bien ceste premiere fois, que je ne me resveillay qu’il ne fust le lendemain soleil levant. Ainsi apres que nous eusmes sejourné trois ou quatre