Page:Jean de Léry - Voyage au Brésil - Gaffarel vol 2, 1880.djvu/76

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faire que, comme bestes brutes, ces Ameriquains vivent sans aucune religion ? Certes, comme j’ay jà dit, peu s’en faut, et ne pense pas qu’il y ait nation sur la terre qui en soit plus eslongnée. Toutesfois à fin qu’en entrant en matiere, je commence de declarer ce que j’ay cognu leur rester encor de lumiere, au milieu des espesses tenebres d’ignorance où ils sont detenus, je di, en premier lieu, que non seulement ils croyent l’immortalité des ames, mais aussi ils tiennent fermement qu’apres la mort des corps, celles de ceux qui ont vertueusement vescu, c’est à dire, selon eux, qui se sont bien vengez, et ont beaucoup mangé de leurs ennemis, s’en vont derriere les hautes montagnes où elles dansent dans de beaux jardins avec celles de leurs grands peres (ce sont les champs Elisiens des Poëtes) et au contraire que celles des effeminez et gens de neant, qui n’ont tenu conte de defendre la patrie, vont avec Aygnan, ainsi nomment-ils le diable en leur langage, avec lequel, disent-ils, elles sont incessamment tormentées. Surquoy faut noter que ces pauvres gens durant leur vie sont aussi tellement affligez de ce malin esprit (lequel autrement ils nomment Kaagerre) que comme j’ay veu plusieurs fois, mesme ainsi qu’ils parloyent à nous, se sentans tormentez, et crians tout soudain comme enragez, ils disoyent, Helas defendez-nous d’Aygnan qui nous bat : voire disoyent qu’ils le voyoyent visiblement, tantost en guise de beste ou d’oyseau, ou d’autre forme estrange. Et parce qu’ils s’esmerveilloyent bien fort de voir que nous n’en estions point assaillis, quand nous leur disions que telle exemption venoit du Dieu duquel nous leur parlions si souvent, lequel, estant sans comparaison beaucoup plus fort qu’Aygnan, gardoit qu’il ne nous pouvoit molester ny mal faire : il