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ESTERHAZY


forcer Esterhazy à passer la frontière et, une fois en sûreté, à avouer.

Esterhazy avait prévu l’éventualité ; il eut toujours quelques fonds dans des établissements de crédit[1], poire pour la soif, viatique, en cas d’alerte, pour la fuite.

D’Évreux, pendant les mois de novembre et de décembre, il vint souvent à Paris. Il parla couramment, sans trop s’agiter, de l’affaire Dreyfus. À Weil, il disait que le Juif était innocent, mais serait condamné, à cause de l’antisémitisme[2]. À Grenier, il signalait, tantôt avec indignation, tantôt avec complaisance, les articles de la Libre Parole contre Weil. Le 13 décembre : « Avez-vous vu cette crasse infecte dans les attaques de Morès contre Weil, contre le Gouverneur ? » Puis le 19 : « Quand on laisse passer sans souffler mot l’article de l’autre jour, Espion et généralissime, on peut… (ici une obscénité), mais inspirer le respect à des troupes me semble difficile… Ah ! les cochons ! les cochons ! les cochons ! » On n’ignorait pas, à la Libre Parole, que Saussier était hostile au procès, qu’il blâmait Mercier, tenait Dreyfus pour innocent. De là, toute une campagne de chantage contre Saussier, menacé de révélations fâcheuses sur son ami Weil et ses intrigues avec les Juifs[3]. Les articles ne sont certainement pas de Morès, qui avait le courage de signer ses fureurs, et sont presque certainement d’Esterhazy, au moins inspirés par lui. Il savait la faiblesse du Gouverneur, sa crainte de la basse presse, la fissure de sa vaste cuirasse. Et d’autres articles semblent avoir été dictés par lui, qui a le goût de ces auda-

  1. Au Crédit Foncier et au Crédit Lyonnais (Cass., III, 125). — Le 26 octobre 1894, il demanda au Crédit Foncier de lui adresser à Dommartin le solde de son compte-courant, « environ six cents francs ».
  2. Cass., I, 308, Weil.
  3. Voir t. Ier, 376.