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ESTERHAZY


qu’il l’aurait laissé passer. En effet, il n’est brave qu’en paroles, — le Matamore de la comédie italienne qui s’est battu dans cent duels les mime avec d’effrayants détails et n’a jamais eu devant lui la pointe nue d’une épée[1]. Et, surtout, il hait ses chefs, l’armée et la France.

Il faut placer ici, à leur date, les fameuses lettres à Mme de Boulancy[2]. Quand elles furent révélées, en novembre 1897[3], Esterhazy venait d’être dénoncé par Mathieu Dreyfus. Elles sont, en fait, antérieures de plus de dix ans à sa trahison, d’autant plus importantes pour l’intelligence de l’homme, du traître en puissance qui, si longtemps, couva son crime.

La France s’est trompée parfois dans ses injustices ; au lieu d’éprouver seulement les âmes nobles qui ne l’en aiment que plus, il lui arrive, par mégarde, de frapper des âmes viles qui éclatent en imprécations et se vengent.

Mais cette excuse même échappe à Esterhazy. Offi-

  1. Esterhazy s’est vanté de s’être battu vingt-deux fois en duel : « Jamais pour des femmes et deux fois pour mon chien. » Il n’existe, naturellement, aucun procès-verbal de ces rencontres. — Il se disait friand de la lame et « d’une belle force à l’épée » ; l’un de ses anciens camarades du 135e régiment de ligne raconte, dans des notes manuscrites que j’ai sous les yeux, qu’il fit assaut avec lui et lui « flanqua, par deux fois, une pile terrible ». Ce même officier l’ayant provoqué en duel, Esterhazy fit des excuses. (Voir p. 38.)
  2. Eugénie-Marie-Gabriel le Cartier, veuve du colonel de Boulancy, née en 1846 : « Les lettres qu’Esterhazy m’a écrites de 1881 à 1884 et que j’ai mises en lieu sûr. » (Interrogatoire de Mme de Boulancy par le juge Bertulus, le 12 février 1898 ; Procès Zola, I, 509.)
  3. Ces lettres parurent, pour la première fois, dans le Figaro du 28 novembre 1897, qui n’en donna, d’ailleurs, que des extraits. Les lettres complètes ont fait partie des dossiers du conseil d’enquête Esterhazy (Cass., II, 171), et de la Cour de cassation (III, 124, 257, etc.).