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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS

La phrase finale sur « le seul Juif » forcera la pensée la plus paresseuse à voler vers un autre Juif. De là, cette conséquence que la lettre, pour paraître authentique, doit être postérieure de quelques semaines à la date, d’ailleurs fausse, elle aussi, qui a été attribuée au bordereau. Il inscrivit donc lui-même, dans un coin, à l’encre rouge : « 14 juin 1894[1]. »

Or, c’était une sottise chronologique. En 1896, à l’époque où Henry fabriqua la fausse pièce de comparaison, il y avait, en effet, à l’ambassade d’Italie, trois secrétaires de religion ou d’origine juives[2] qui avaient été dénoncés par la Libre Parole. Henry, grand lecteur de Drumont, lut l’article et s’en inspira. Seulement, deux ans auparavant, en 1894, il n’y avait pas de Juif à l’ambassade[3]. — Et c’était maladroit encore de dater de juin 1894 une pareille lettre ; même fausse, si elle avait existé alors, elle eût été invoquée contre Dreyfus, puisqu’il y était question, à la fois, du manuel, du prix de la trahison et d’un Juif[4].

  1. Rennes, I, 515, Cuignet ; II, 217, Roget. — Henry, lors de son interrogatoire, commença par nier : « Je l’ai datée au moment où je l’ai reçue. » Puis : « J’ai reçu la pièce au mois de juin 1894 ; je l’ai reconstituée à ce moment. » Enfin : « Je l’ai datée en 1894 ; je ne crois pas l’avoir datée après. J’ai cru l’avoir datée de 1894, je pense, je ne me souviens pas. » (98, 100, 102.)
  2. Giorgio Polacco, le marquis de Torre-Alfina, Sacerdote di Carobbio.
  3. Le conseiller Giorgio Polacco était, en 1894, à Buenos-Ayres, après avoir passé deux années à La Haye ; il avait quitté Paris en 1891, lorsque Panizzardi n’y était pas encore, et n’y revint qu’en 1896 ; en 1894, Sacerdote di Carobbio, ainsi que Torre-Alfina, étaient en Italie. J’ai vérifié, en outre, que Sacerdote n’a pas connu Schwarzkoppen ; que Torre-Alfina n’a dîné avec lui qu’une seule fois, mais dans le monde, pas au restaurant ; et que Polacco n’a jamais dîné chez Laurent avec les deux attachés militaires.
  4. Rennes, II, 216, Mercier : « Je n’ai jamais eu connaissance