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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


intervalles. Clemenceau respectait le caractère de Scheurer ; l’honnête Alsacien lui avait gardé son amitié aux heures sombres où le redoutable orateur, l’homme qui avait brisé tant d’hommes, s’était brisé lui-même à la révélation de ses accointances avec un ténébreux personnage[1].

Clemenceau, dans sa longue carrière parlementaire, n’avait fait œuvre que de destructeur. Pourtant, il ne s’était pas attaqué aux choses de l’armée. Il lui avait imposé, un jour, un chef de son choix, Boulanger, mais il avait contribué aussi, sur le tard, à en débarrasser la République. S’il savait beaucoup de généraux imbus d’idées rétrogrades et cléricales, il les croyait sincèrement attachés à leur tâche, tous dominés par le sentiment du devoir. Il avait pensé, en conséquence, qu’il les fallait laisser tranquilles et il n’avait combattu, mais par passion politique, que Miribel et Galliffet. Il ne suppose pas que les juges militaires sont infaillibles, mais il ne met en doute ni leur loyauté ni leur souci du droit. Ainsi, il a cru Dreyfus coupable, parce que condamné, et s’est indigné que les jurisconsultes aient assimilé la trahison à un crime politique : « Nous n’avons même pas été capables de fusiller Bazaine[2]. »

Nulle intelligence plus prompte et plus brillante que la sienne, mais d’une extrême légèreté. Des esprits bien moins pénétrants que le sien ont été frappés, depuis trois ans, de tant d’indices qu’une erreur judiciaire a été commise. Il n’y a pas pris garde, peut-être parce que toute sensibilité profonde lui fait défaut.

Scheurer, esclave de sa parole, ne donna à Clémen-

  1. Le 20 décembre 1892, Déroulède avait dénoncé Clemenceau comme le complice de Cornélius Herz.
  2. Justice du 25 décembre 1894.