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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


mis en cause. Les lettres à Mme de Boulancy ne détrompèrent pas les royalistes, ou ils feignirent de n’y attacher aucune importance. D’ailleurs, les gens de Coblence avaient parlé du même ton.

Si ces lettres avaient été signées de Dreyfus, qui se fût avisé de réclamer une autre preuve ? C’est l’âme de la race juive qui s’y fût révélée (de David aux Macchabées et de Jésus à Spinoza). Entendez-vous Drumont et Rochefort ? Mais elles ne sont pas d’un juif. Le sens moral de ce peuple a reçu tant d’atteintes que des artistes trouvèrent piquant de vanter la beauté sauvage de ces métaphores de mauvais lieu ; ils admirèrent le « rouge soleil de bataille », évoquèrent les grands condottières. Le tort d’Esterhazy, c’est de ne pas avoir été un contemporain de Castruccio Castraccani.

Bientôt, on n’entendit plaider que les circonstances atténuantes ; toute la colère était contre la Boulancy qui avait livré ou falsifié les lettres de son ami. « On devrait avoir le droit, disait Christian, de la fouetter[1] » ; c’était l’opinion des professionnels de l’honneur. À supposer les lettres authentiques, s’en suit-il seulement qu’Esterhazy ait l’âme d’un traître ? « Le traître est soucieux de cacher sa pensée, il ne la crie pas ; ce sont les propos d’un aigri, d’un exalté[2]. » Denys Cochin, député de Paris, qui recherchait les causes généreuses et se plaisait aux idées générales, me dit : « Qui n’a eu de tels accès de colère ? » En tous cas, de ce qu’Ester-

  1. Cass., II, 248. Esterhazy.
  2. Jour du 29 novembre 1897. — De même Drumont. — Pelletan trouve que « la publication des lettres d’Esterhazy est maladroite. Quel rapport cela a-t-il avec l’innocence de Dreyfus ? La ficelle est trop visible. » (Dépêche du 5 décembre.) Francis Charmes attribue cette divulgation à Mathieu Dreyfus, l’en blâme : « Il est des bornes qu’une certaine délicatesse morale ne permet pas de franchir. » (Revue des Deux Mondes du 15 janvier 1898.)