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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


gné. Très circonspect, nullement dénué de clairvoyance, il savait la précarité de son édifice de mensonges, à la merci d’un incident imprévu. Il eût voulu être loin quand l’écroulement fatal se produira. Il revint à sa vieille ambition, l’ambassade de Russie. Mais il se heurta à un refus formel d’Hanotaux.

Henry, au ministère, continuait à porter beau ; mais, le soir, chez lui, quand il rentrait, il tombait de fatigue, assommé, épuisé par ces perpétuelles alarmes, par tant d’intrigues périlleuses dont il était le grand moteur[1]. Esterhazy, surtout, prenait le pire pour le certain. En quinze jours, il avait glissé du piédestal où il s’était juché. Il restait encore innocent, mais c’était tout. Publiquement, il a été convaincu de mensonges : il n’est pas allé à Londres y chercher, comme il l’avait dit, le document libérateur ; les Esterhazy d’Autriche l’ont renié. Là-dessus, les terribles lettres. Ses défenseurs les plus ardents n’osent plus le célébrer comme un soldat d’autrefois, brutal, violent, débauché, mais passionné du métier et fidèle au drapeau.

Sa femme voulait rompre avec lui. La marquise de Nettancourt l’y poussait. Le scandale de la liaison d’Esterhazy avec la fille Pays, publiquement affichée ; le scandale, plus grand encore, de l’atroce correspondance qu’elle savait authentique, car ces propos, son mari, depuis des années, les tenait chaque jour ; la certitude de la catastrophe finale, c’étaient des motifs suffisants de divorce. Il eut avec elle et avec sa mère, en présence de Christian, des scènes épouvantables[2]. Il lui repré-

  1. Récit d’un ami d’Henry à Cordier.
  2. Christian, Mémoire, 69, 70. — Lettre d’Esterhazy à la veuve du général Grenier : « Vous me parlez de l’austère devoir : où est-il, l’austère devoir, avec une femme comme la mienne ? Savez-vous qu’elle voulait demander le divorce au cours même de cette horrible histoire ? »