La France avait alors le cœur dur. Sa bonté, sa générosité naturelles semblaient mortes. Cependant la férocité, qui sévissait parmi beaucoup de défenseurs d’Esterhazy, préparait déjà la réaction de la pitié. Lebon dépassa le but en se vantant d’avoir, depuis le début de la crise, aggravé le régime du prisonnier[1]. On décrivit, avec trop de froide cruauté, la « cage » de Dreyfus. L’île tragique commençait à se dessiner à l’horizon.
Pour le moment, dans la fraction de la jeunesse qui s’émeut, dans le monde universitaire, parmi les ouvriers des grandes villes, le premier élan, si timide encore, vers la justice, est surtout une révolte de la raison. Vraiment, on veut en faire trop accroire. Au début, le roman amusait ; il devient stupide. « On nous prend pour trop bêtes ! » Puis, les partis de réaction triomphèrent trop vite, les jeunes aristocrates, surtout les cléricaux. Depuis le jour où de Mun avait été maître de la Chambre, fouaillant et faisant marcher le Gouvernement, ils se croyaient sûrs de la prochaine victoire, avançaient la main vers le pouvoir. Cela fit réfléchir quelques-uns. Et, aussi, l’arrogance de trop d’officiers, leur morgue, leur mépris affiché de tout ce qui ne porte pas un uniforme galonné. Il y a, dans Stendhal, une phrase terrible sur « la halte dans la boue qui a fait les généraux si insolents[2] ».
Depuis le début de l’affaire, dès 1894, l’angoisse du doute a été arrêtée chez beaucoup, non seulement parce que Dreyfus est juif, mais parce qu’il est riche. Dans la