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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


sans voir, sans savoir, sans vouloir ni voir ni savoir.

Le principe même de la Révolution, c’est la souveraineté du nombre. Mais le nombre est faillible, autant que l’individu. Son droit souverain, sa capacité de juger ne sont point corrélatifs. Et, nulle part plus qu’en matière judiciaire, il n’est sujet à erreur. D’avance, il a condamné Dreyfus ; d’avance, il acquitte Esterhazy.

L’acquittement paraît plus monstrueux que la condamnation ; mais la fermentation aussi est plus forte, la folie plus intense. Et ces juges ne le sont que de nom. Ce sont des soldats imbus de l’esprit de corps, façonnés par la discipline[1].

Vous croyez être dans un tribunal ; or, vous êtes à l’exercice, sur un champ de manœuvre, sur un champ de bataille. Le général a levé son épée : « Chargez ! » Les colonels lèvent leurs épées et répètent : « Chargez ! » Ainsi de suite, jusqu’aux chefs d’escadron, aux simples capitaines.

Ce qui ne paraît pas moins extraordinaire, mais ce qui n’est pas moins exact, ces soldats, qui vont acquitter ce traître, se croient, se sentent libres. Ils protesteront, avec une sincère colère, et, de plus, avec une raison apparente, quand on les accusera d’avoir acquitté par ordre. Au fait, leur libre arbitre est-il beaucoup plus étroit que celui de la plupart des hommes, dans toutes les circonstances de la vie, dominés, dirigés, poussés par des causes et des mobiles qu’ils ignorent, par l’atavisme, par l’éducation, par le milieu ?

J’ai sous les yeux la lettre d’un officier, camarade de régiment d’Esterhazy, qui, depuis quinze ans, professait

  1. Napoléon était opposé à l’institution des conseils de guerre, sur le territoire de la République. Il proposa d’attribuer aux cours impériales « la connaissance de tous les crimes et délits commis à l’intérieur ». (Conseil d’État, 21 février 1809.)