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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


ments à la parade. Rien que cet ensemble imposant portait la conviction avec lui. Il parut que la vérité seule pouvait réunir tant d’éléments disparates, des moines et d’anciens massacreurs d’otages, le juif Meyer et Drumont. Du matin au soir, des centaines de vendeurs occupaient la rue, offrant leur papier, avec les titres des articles en gros caractères, prometteurs de joies patriotiques. Dans les départements, l’influence qui emporta tout fut celle du Petit Journal, avec son débit quotidien de plus d’un million d’exemplaires, alimentant trois ou quatre millions de lecteurs, tout le menu peuple. L’homme d’un seul livre est à craindre ; combien plus l’homme d’un seul journal, réputé impartial ! Toute la presse locale suivit, poussée par la même vague.

Il n’avait pas été difficile de prévoir quel rôle décisif jouerait la presse dans ce tumulte, et que l’opinion, encore une fois, jugerait avant les juges. Cependant Scheurer, malgré les instantes prières de Ranc et les miennes, avait refusé de s’aboucher avec les rédacteurs des principaux journaux, non pour les corrompre, mais pour les convaincre, les intéresser à sa cause.

Ce grand bourgeois républicain méprisait la plupart des journalistes ; par peur qu’on l’accusât de payer la presse, il l’ignora. Il n’en fut que plus violemment suspecté de l’avoir achetée. L’eût-il vraiment soudoyée, les vendus ne se seraient pas dénoncés eux-mêmes. Ceux qui se vendirent ailleurs[1] n’en ont rien dit.

Dès lors, à la masse des journaux qui proclament la culpabilité certaine de Dreyfus, nul contrepoids, ou si faible ! Défaire le mal est plus difficile que l’empêcher ; on ne l’empêcha pas. Les grands organes libéraux[2] se réfugient dans une triste neutralité ; enregistrant

  1. Voir t. II, 558.
  2. Temps, Débats.