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LA CRISE MORALE

Cependant sa vision des événements et des hommes (dans l’ensemble, sinon dans le détail) devance l’histoire. Il ne cherche pas aux faits des explications compliquées ; il les regarde simplement, en face.

Avant d’écrire, d’une métaphore outrée, que « le second conseil de guerre a jugé par ordre », il a montré d’un raisonnement très serré que l’acquittement d’Esterhazy était inévitable. « Lorsque le ministre de la Guerre, le grand chef, a exalté publiquement, aux acclamations de la représentation nationale, l’autorité absolue de la chose jugée, vous voulez qu’un conseil de guerre lui donne un démenti ? Hiérarchiquement, cela est impossible. Le général Billot a suggestionné les juges. » Il trouve des formules que Retz ou Mazzini n’auraient pas désavouées : « Scheurer aura le remords de n’avoir pas agi révolutionnairement… Picquart et lui ont laissé faire Dieu pendant que le diable agissait. » Il fonce sur les journaux devant qui tremblent les parlementaires[1]. Un souffle d’esprit républicain, un frémissement de pur patriotisme court à travers ces pages ; il aime, respecte l’armée : « il ne baisera pas la poignée du sabre ». Il est bon, humain, compatissant, ne conçoit pas qu’on ne le soit pas : « Comprenez-vous cela ? Voici un an que le général Billot, que les généraux de Boisdeffre et Gonse savent que Dreyfus est innocent, et ils ont gardé pour eux cette effroyable chose. Et ces gens-là dorment ! et ils ont des femmes et des enfants qu’ils aiment ! »

Enfin, et voici l’impérissable beauté de ce pamphlet, si vous regardez derrière la foule agitée et pressée des

  1. « C’est un crime que de s’être appuyé sur la presse immonde, que de s’être laissé défendre par toute la fripouille de Paris, de sorte que voilà la fripouille qui triomphe insolemment dans la défaite du droit et de la simple probité. »