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LA CRISE MORALE


15 janvier, deux jours après la lettre de Zola), on discute peu le cas de Dreyfus ; le cadre d’une affaire particulière est trop étroit pour ces rêveurs du redressement total. Les orateurs libertaires et socialistes, Sébastien Faure (d’une élégance aussi raffinée dans ses violences oratoires que de Mun lui-même), Broussouloux, Martinet, Tortelier, sonnent le tocsin des guerres civiles : « Nous sommes le syndicat des opprimés, le syndicat de la révolte ! » Il ne suffit pas d’abolir les conseils de guerre, mais « les frontières qui font les patries étroites et mesquines[1] ».

Les diatribes contre le capital étaient bien usées. Celles contre l’armée, inattaquée jusqu’alors, eurent le ragoût de la nouveauté. La plupart des écrivains socialistes apportèrent, dans leurs attaques, une violence extrême. Jaurès, presque seul, sut rester sur les hauteurs, même dans ses appels les plus virulents aux officiers républicains et aux soldats : « Vous savez bien, leur disait-il, que, dans l’armée de la République, depuis vingt ans, les républicains sont suspects ; que nobles et jésuites recrutent la haute armée et que nul ne monte s’il donne son cœur à la République[2]. »

Mais, autour de lui, on parla d’un autre style. Depuis longtemps, les mots, dans les querelles de presse, avaient perdu leur valeur. La vieille urbanité française mourait des coups répétés de Cassagnac et de Rochefort. Ils avaient fait école. Pour se faire entendre, il fallait crier, injurier, — d’un horrible mot : « engueuler ».

Plusieurs de ces écrivains sortaient des séminaires, du parti catholique, cherchaient, même à leur insu, à

  1. Manifeste du parti ouvrier socialiste révolutionnaire.
  2. Lanterne du 22 janvier 1898.
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