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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


vendus. Les défenseurs de Dreyfus, d’autre part, accusèrent leurs adversaires de sacrifier, de propos délibéré, un malheureux, dont l’innocence était manifeste, soit à de basses préoccupations personnelles, soit à une conception abominable d’un prétendu intérêt public. Dès lors, ils tiennent, eux aussi, que le conflit ne porte plus seulement sur un fait, mais sur ce qui constitue essentiellement l’honneur. La crise devient morale. C’est la vieille lutte du Droit contre la Raison d’État. On peut rester l’ami d’un homme qui manque de jugement, mais non d’un homme qu’on n’estime plus, d’un individu sans conscience ou d’un lâche.

Des familles se brouillèrent, de vieux liens d’affection furent brisés à jamais.

Ainsi, la bourgeoisie se divisa en deux camps hostiles ; celui des défenseurs de Dreyfus était, de beaucoup, le moins nombreux.

X

Sous l’ancien régime, la noblesse et la haute bourgeoisie s’étaient, le plus souvent, désintéressées des affaires publiques, qui étaient les affaires du Roi. Le Gouvernement n’était pour elles qu’un sujet d’entretiens, mais moins passionnant que la littérature et l’amour. Déjà, à la veille de la Révolution, ces deux classes s’étaient fort rapprochées.

Quatre-vingt neuf les sépara. La noblesse y avait fort aidé, mais inconsciemment, par goût pour les idées nouvelles et par une certaine générosité d’esprit. Le Gouvernement libre eût dû s’établir par elle ; il s’établit sans elle, puis contre elle, quand elle refusa, sauf l’es-