Page:Joseph Reinach - Histoire de l’Affaire Dreyfus, Eugène Fasquelle, 1903, Tome 3.djvu/279

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LA CRISE MORALE


Boufflers, Mme d’Houdetot, Mme de Lauzun, Mme de Choiseul, pleuraient sur les Calas, sur Lally, dînaient avec Mme Legros, l’épicière[1]. La même bonté, le même dévouement aux belles causes, animaient encore les grandes chrétiennes qu’étaient leurs mères et leurs grand’mères, la duchesse Albertine de Broglie, Mme d’Haussonville, Mme de Barante. Le dur catholicisme romain a tari ce lait. Celles-ci s’engouent des bandits et des bourreaux. Elles se délectent de la prose meurtrière de Drumont et des pitreries sinistres de Rochefort, raffolent de Barrès ; et il n’y a plus de belle compagnie sans le dessinateur Forain qui, pour crachoir, avait, hier encore, dans son atelier, un képi de général ; aujourd’hui, c’est moi qu’il représente avec ce même crachoir, dans mon cabinet, après m’avoir conté, quelques jours avant, qu’ayant assisté à la dégradation de Dreyfus, il le croyait innocent. Les plus grandes dames s’encanaillent avec Guérin ; leur langage, qui n’exagère pas leurs pensées, ferait horreur aux amazones du Dahomey. L’une d’elles se fait une réputation de patriotisme et d’esprit en souhaitant que « Dreyfus soit innocent, afin qu’il souffre davantage[2] ».

Le faubourg Saint-Germain profita de l’occasion pour rompre avec les quelques juifs qui avaient forcé ses portes : « Gardez-vous vos juifs ? » demandait une vieille Philaminte. On ne garda que ceux dont les filles, dotées à millions, avaient refusé les terres hypothéquées de l’aristocratie. On s’éloigna des Rothschild qui, sans intervenir dans la lutte, refusaient cependant de désavouer les

  1. Geffroy, Gustave et la Cour de France, 1, 267, 281, 391, lettre de Mme de Staël : « Mille morts sur un champ de bataille ne révoltent pas comme un supplice injuste. » ; Taine, Ancien Régime, 388, etc.
  2. Il y eut quelques exceptions. Je pourrais citer cinq ou six très grandes dames qui furent, selon la jolie expression de l’une d’elles, des « dreyfusistes douloureuses ».
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