Page:Joseph Reinach - Histoire de l’Affaire Dreyfus, Eugène Fasquelle, 1903, Tome 3.djvu/40

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
34
HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


par calcul, eux aussi dominés par le souci électoral, pour ne pas se brouiller avec Rochefort ; d’autres, enfin, par un manque de clairvoyance dont ils s’accuseront plus tard. Guesde, Grousset, Rouanet, le coiffeur Chauvin, Gérault-Richard, furent presque seuls à discerner le devoir et l’intérêt supérieur. Pelletan, couramment, dénonçait le Syndicat, s’irritait qu’on eût osé rappeler le souvenir de Calas et évoquer le grand nom de Voltaire à propos de cette affaire suspecte[1]. Le gros du parti, avec Millerand et Viviani, se rapprocha de Cavaignac.

Plusieurs anciens ministres, modérés ou radicaux, notamment Ribot et Bourgeois[2], avaient déjà douté de la culpabilité de Dreyfus. Leur autorité était grande, comme leur talent. L’eussent-ils exercée à temps, il leur eût été aisé de retenir leurs troupes. Surtout, l’intervention de Bourgeois eût été efficace. Il y eut une heure où, d’un mot, il eût pu retourner les événements. Mais il laissa fuir cette heure rapide, soit indécision, soit faiblesse. L’exemple de Scheurer n’était pas pour lui faire envie ; il s’en confessait : « Le courant est trop fort ; il emportera tout ; je ne veux pas être emporté[3]. » Ribot non plus ne voulut pas nager contre le fleuve.

  1. Dépêche du 5 décembre 1897 : « On reconnaîtrait bien peu dans la savante tactique du Syndicat les cris poignants d’un grand cœur ulcéré. »
  2. Voir t. II, 182.
  3. Dans la même séance où Billot lut sa déclaration, Bourgeois, au cours de la discussion du budget, prononça, sur l’audace croissante des Congrégations, un discours dont la Chambre, très remuée, ordonna l’affichage. Il y signalait la toute-puissance des influences catholiques dans l’armée, les officiers, de peur de compromettre leur avancement, s’empressant d’aller à la messe, envoyant leurs enfants chez les moines. L’ex-lieutenant-colonel du Halgoët protesta « énergiquement contre ces paroles, au nom de l’honneur des chefs de l’armée ». (16 novembre 1897).