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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS

Ainsi leurrés, dix millions de lecteurs concluent, logiquement, que Dreyfus est le traître, Zola et ses témoins des misérables, que leur instinct patriotique ne leur a pas menti. Et nul moyen de les détromper, sauf le coup de tonnerre qui tarde.

L’étranger ne suivait pas avec un moindre intérêt l’extraordinaire procès. Tous les journaux en étaient pleins. Des millions et des millions de regards étaient fixés sur la scène où défilaient ces acteurs qui jouaient leur honneur et leur vie. Des événements qui, en d’autres temps, auraient passionné tous les esprits, leurs propres affaires, ne les intéressaient plus. Le drame français était devenu l’affaire de l’humanité.

Beaucoup d’étrangers parlaient maintenant de la France comme d’un pays qui ne se souciait plus ni de la vérité ni du droit ; coup de sonde singulièrement révélateur que celui qui montre un tel abaissement du niveau intellectuel et moral. Mais d’autres admiraient, parce qu’ils avaient une notion plus exacte de cette loi, aussi certaine que les lois des sciences exactes, à savoir que les plus belles révolutions — et c’en était une que cette irruption de la morale dans la politique — n’ont jamais été entreprises que par une minorité. Ce n’était pas un peuple en décadence que celui qui se déchirait ainsi, à cause d’un homme, pour deux idées également belles et nullement inconciliables, bien qu’elles parussent momentanément exclusives l’une de l’autre, la patrie et la justice :

Votre pays, disait un Italien à l’historien Monod, est un grand pays. Comme j’y voudrais vivre ! Il y a des sots qui prétendent que la France est avilie et déshonorée ; c’est le seul pays où il y ait des héros, des gens qui exposent leur vie, leur réputation, leur fortune, pour