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LE JURY


Je suis un Français utile à la gloire de la France ! » Mais, en même temps, un souffle si chaud de générosité et de bonté, un tel frémissement de justice éperdue courait à travers cette rhétorique imagée que plusieurs des jurés en furent émus aux larmes. Ils sentirent, même les plus hostiles, que c’était exact que « la Vérité était en eux et qu’elle agirait », et qu’il lisait bien dans leur conflit intérieur, quand il leur fit leur propre portrait :

Je vous vois dans vos familles, le soir, sous la lampe ; je vous entends causer avec vos amis, je vous accompagne dans vos ateliers, dans vos magasins. Vous êtes tous des travailleurs, les uns commerçants, les autres industriels, quelques-uns exerçant des professions libérales. Et votre très légitime inquiétude est l’état déplorable dans lequel sont tombées les affaires. Partout, la crise actuelle menace de devenir un désastre, les recettes baissent, les transactions deviennent de plus en plus difficiles. De sorte que la pensée que vous avez apportée ici, la pensée que je lis sur vos visages, est qu’en voilà assez et qu’il faut en finir. Vous n’en êtes pas à dire comme beaucoup : « Que nous importe qu’un innocent soit à l’île du Diable ? Est-ce que l’intérêt d’un seul vaut la peine de troubler ainsi un grand pays ? » Mais vous vous dites tout de même que notre agitation, à nous les affamés de vérité et de justice, est payée trop chèrement par tout le mal qu’on nous accuse de faire. Et, si vous me condamnez, il n’y aura que cela au fond de votre verdict : le désir de calmer les vôtres, le besoin que les affaires reprennent, la croyance qu’en me frappant vous arrêterez une campagne de revendications, nuisible aux intérêts de la France.

Or, sa condamnation n’arrêtera rien ; « tout ce qui retardera la lumière ne fera que prolonger et aggraver la crise » ; et elle sera aussi injuste qu’inutile : « Regardez-moi : ai-je mine de vendu, de menteur et traître ? »