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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


il fait mine de ne pas le protéger suffisamment, qui traite avec lui de puissance à puissance ; le chef de l’État plus insolemment encore défié et plus vite encore humilié ; le Gouvernement, qui, jusqu’alors, a marché de succès en succès, tout à coup arrêté, paralysé devant le fossé entr’ouvert, et qui le devra sauter ; quiconque doute de lui, le traître, aussitôt honni comme un traître ; sa cause devenant celle des patriotes ; ses plus insolents mensonges promus au rang d’intangibles vérités ; son rêve de haine et de vengeance, le furieux rêve de toute sa vie, enfin réalisé et au delà de toute espérance ; « toutes ces canailles », « ces grands chefs ignorants et poltrons », « la belle armée de France » et « cette France maudite » qu’il avait souhaité de voir s’abîmer seulement dans l’incendie « d’un rouge soleil de bataille », sombrant, pour le sauver, dans l’imbécillité : que de sujets d’orgueil et d’âpre joie ! Il respirait à pleins poumons cette atmosphère de gloire infâme ; nul César, Néron lui-même devant Rome en feu, n’avait goûté pareille volupté. Ce bandit était poète à sa manière et ne manquait pas de philosophie : être, comme il en avait conscience, un immonde gredin, et occuper le monde de son nom, se faire acclamer par le pays de Turenne et de Hoche en l’éclaboussant de ridicule et de honte, c’était une jouissance incomparable d’artiste, et son infini mépris des hommes était pleinement satisfait.

IX

Le jour même où Mathieu Dreyfus dénonça Esterhazy, Schwarzkoppen fut reçu par Félix Faure en audience