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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


trop[1]  », qu’il attendait cette dépêche, la minute où il la recevrait. Cent fois par jour, à travers l’inexplicable retard, il avait vécu d’avance la minute où il apprendrait que son honneur lui était rendu. D’avance, il en avait savouré toute la joie. Cependant, ç’avait été seulement la montée du flot dans la source ; l’issue, si longtemps fermée, éclatait enfin. Maintenant la dépêche était là, sur la misérable table où il avait écrit tant de pages déchirantes : « Faites connaître au capitaine Dreyfus… » Il ne pouvait détacher son regard de ces deux mots.

Les preuves qu’il n’était pas le jouet d’un rêve se succédèrent jusqu’au soir. Les surveillants prirent congé, lui demandèrent de petits souvenirs ; il leur distribua ses livres ; des gendarmes prirent sa garde ; Deniel ne se fit pas voir[2]. Le maire de Cayenne[3], convaincu depuis longtemps de son innocence, lui envoya des vêtements et du linge pour le prochain voyage.

Il resta encore trois jours dans l’île, où la chaleur, par la saison humide, était accablante ; dans l’air de feu, l’implacable rocher mêlait son rayonnement à celui du ciel. Combien de fois avait-il songé que ce serait son tombeau, dans l’ignorance des ordres de Lebon, s’il venait à mourir, d’embaumer son cadavre et de l’expédier en France, pour rassurer Drumont « qu’on n’avait pas commis de tricherie[4] » ! Mais il ne sentait plus que son bonheur, malgré son corps décharné et ses membres sans force.

Le même jour, presque à la même heure où la per-

  1. Lettre du 27 avril 1899 à Lucie Dreyfus.
  2. Il fut déplacé, peu après, par le nouveau ministre des Colonies, « appelé à d’autres fonctions ».
  3. Éleuthère Leblond.
  4. Voir t. II, 553.