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LE RETOUR DE L’ÎLE DU DIABLE


fidie de Dupuy, les arguties de Ribot et la lâcheté parlementaire le sacrifièrent à nouveau, il croyait tout fini et que l’arrêt de la Cour laissait seulement aux juges militaires « l’honneur de réparer eux-mêmes leur erreur[1] ». Sa certitude était telle — ne sachant rien de l’Affaire, seulement le nom d’Esterhazy et le crime d’Henry — qu’il se figurait son retour comme une fête triomphale de la justice ; l’armée lui rouvrira ses bras, tout un peuple généreux le remerciera de n’avoir jamais douté de la France. Sa reconnaissance, dans la logique de la fièvre, se partageait entre Faure, dont il ignorait la mort, et Boisdeffre, surtout Boisdeffre, le chef bienveillant d’autrefois, tous deux émus et convaincus par ses lettres. Il se savait terriblement vieilli, mais se croyait plus maître que jamais de son cerveau, parce qu’il fonctionnait avec une rapidité extrême et évoquait des visions d’une précision inaccoutumée.

Il guettait anxieusement le Sfax, qui arriva seulement dans la soirée du 8 ; le croiseur jeta l’ancre assez loin de l’île et trop tard pour l’embarquer avant la nuit. Il rentra, s’étendit une dernière fois dans sa case.

Le lendemain, quand enfin il put monter à bord, le commandant en second, qu’il avait salué militairement, le conduisit dans une cabine de sous-officier qui avait été spécialement aménagée pour lui, avec des grilles au hublot et, sur le couloir, une porte vitrée, gardée par un factionnaire en armes. Le commandant, qui était le fils du général Coffinières, et les officiers du bord le traitèrent, selon la consigne, comme un officier aux arrêts de rigueur. Il ne s’en étonna pas, parce qu’il

  1. Cinq Années, 318.