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LE RETOUR DE L’ÎLE DU DIABLE


s’affolaient à la sauvagerie, et ses anciens chefs conjurés pour lui faire reprendre la route de l’île du Diable[1].

Coffinières reçut à Saint-Vincent des ordres qui l’édifièrent sur l’inquiétude du gouvernement. Lockroy, encore ministre à cette date, lui prescrivait de faire route sur Quiberon, de régler sa vitesse pour y arriver à la nuit et, sitôt mouillé, de faire transborder Dreyfus sur un stationnaire qui attendrait en rade[2].

C’était déjà quelque chose d’humiliant pour la raison, après ces dix-huit mois où la lumière s’était accrue jusqu’au flamboiement, que des hommes qui n’étaient ni malhonnêtes ni dénués de sens pussent encore mettre en doute une pareille innocence et être de bonne foi. — Il y avait aussi un garde-barrière à Rennes, qui ne savait encore rien de l’Affaire et demandait ce qu’était ce Dreyfus dont la venue excitait tant d’émoi[3]. — Mais l’horrible, quand tout ce qu’il y avait d’humain dans l’humanité attendait avec un tel battement de cœur le bateau qui ramenait une si grande infortune, c’était que ce malheureux entre les malheureux, ce pauvre être qui avait touché le fond des souffrances et qui aurait eu droit, au moins, à la pitié, à celle qu’on ne refuse pas aux bêtes, n’inspirât à des milliers de Fran-

  1. « Le conseil de guerre renverra Dreyfus à l’île du Diable, et ce sera le signal de l’exode volontaire ou forcé des Juifs. » (Libre Parole du 1er juillet 1899.)
  2. Dépêche du 18 juin : « Votre destination sera rade Quiberon où vous devrez mouiller à 9 heures du soir. Vous réglerez votre vitesse en conséquence… etc. »
  3. Figaro et Petite République du 2 juillet ; un des journalistes chercha à savoir comment cet homme avait pu ignorer jusqu’à l’existence de Dreyfus : « On n’a pas de l’argent de trop pour acheter les journaux, répondit le garde-barrière qui s’appelait Picquart. On vit en famille, à soigner ses poulets et ses légumes, quand on n’a rien à faire. »