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LE RETOUR DE L’ÎLE DU DIABLE


nable pièce eût été commandée par Mercier lui-même, son œil d’acier, la première fois qu’il s’arrêta sur le faux, dut cligner, s’enfoncer plus profondément encore dans le trou étroit de l’orbite. Même pour un usage clandestin, c’était autrement dangereux que le plus fameux des faux d’Henry qui mettait seulement en cause les attachés militaires. On n’eût pu imaginer un pire défi au bon sens. Si le bordereau sur papier pelure est un calque du bordereau de Dreyfus sur papier fort, comment donne-t-il l’écriture naturelle d’Esterhazy ? Si c’est une copie commandée par Sandherr à Esterhazy, comment Mercier et tout son État-Major ont-ils juré, en 1894, qu’ils y reconnaissaient l’écriture naturelle de Dreyfus ? De toutes façons, le procès a été bâti sur une imposture ou sur un faux. Et tout le reste n’est pas moins stupide : l’autre faux d’Henry, si inutile quand on avait la photographie du bordereau annoté ; Billot et Cavaignac tenus dans l’ignorance d’une telle preuve ; Henry qui n’avait qu’à l’alléguer, si ce n’avait pas été le faux des faux, pour se sauver ; Boisdeffre qui n’avait qu’à la porter à Brisson pour empêcher la Revision…

Mercier se dit-il à aucun moment qu’il n’avait qu’un mot à dire : « Je me suis trompé… », pour que tout fût fini ?

On voudrait pouvoir lire dans cet homme, d’une intelligence et d’une trempe de caractère si peu communes, le seul, avec Henry, parmi ces malfaiteurs galonnés, qui donne la sensation d’une volonté et d’une force. Mais, lui aussi, comme Henry, il a gardé son secret. Il faut s’en tenir, ici encore, aux faits : nulle velléité de repentir, les ponts coupés derrière lui.

Si le premier à qui il montra la photographie du bordereau annoté se fût récrié, il l’eût sauvé peut-être de lui-