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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


difficile ; s’il s’est laissé aller à des imprudences, il les a commises dans leur intérêt. Ces pourparlers de Waldeck-Rousseau et de Millerand avec le frère et quelques-uns des amis de Dreyfus, ces incidents si honorables, mais qui ne seront jugés équitablement qu’avec le temps et l’apaisement des esprits, ce serait le frère de Dreyfus qui les dénoncerait à présent, en pleine bataille des partis, pour que les nationalistes et les antisémites, tous ceux qui auraient voulu maintenir ou renvoyer l’innocent au bagne, s’en fissent une arme contre le gouvernement !

Ce refus de Mathieu, qui rend impossible la manœuvre que Labori a imaginée pour atteindre Waldeck-Rousseau et, par contre-coup, pour éviter l’amnistie à Picquart, irrite violemment l’avocat. Il feint d’y voir, non pas la répugnance légitime d’un brave homme à un mauvais coup, mais une preuve nouvelle, irrécusable, que la grâce a bien été le prix d’un honteux marché[1]. Mathieu et moi, nous avons donné, vendu à Waldeck-Rousseau l’amnistie pour la grâce, l’honneur de Picquart pour la liberté de Dreyfus. Picquart, du premier jour, en a eu l’instinct. Labori, maintenant, en a la certitude, et c’est ce qu’il dit désormais à Mathieu, à chacune de leurs rencontres, et d’une parole toujours plus âpre à mesure que le vote final de l’amnistie devient plus certain. Le 14 décembre, le lendemain du jour où Waldeck-Rousseau a combattu l’amendement de Vazeille, qu’avait inspiré Picquart[2], Labori met une dernière fois Mathieu en demeure d’agir et de

  1. Gazette de Lausanne du 2 mai 1903 : « On comprend que Dreyfus ait été gêné pour combattre l’amnistie quand elle est venue en discussion devant le Parlement. » « La grâce a été achetée au prix de l’amnistie. »
  2. Voir p. 143 et 145.