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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


première carrière, lente et difficile, où les plus louables efforts ont attendu longtemps une insuffisante récompense. Maintenant, tout lui réussissait. Il avait trompé la Chambre sur l’une des questions les plus graves de la défense nationale : il en était devenu grand homme, grand patriote. Tout, jusqu’aux vulgaires jouissances du pouvoir, avait contribué à l’enivrer, à faire éclater une insolence de parvenu, à le distraire du travail. Où s’arrêterait sa fortune ? Or, comme la souplesse nécessaire à ce rôle de grand ambitieux lui manquait, comme il n’avait pas pris encore, dans l’habitude du crime, celle de l’audace et de la ruse, il descendit du faîte beaucoup plus vite qu’il n’y était monté.

Dès la première rencontre du cabinet Dupuy avec la Chambre, Mercier subit son premier échec. Dupuy avait à peine achevé de lire sa déclaration ; quelques députés, « irréguliers » de l’extrême gauche, socialistes d’occasion et anciens boulangistes, l’interpellèrent aussitôt sur « l’affaire Turpin ».

Tout ce qui avait trait à Turpin était suspect, équivoque, troublant par les brusques jets de lumière dont s’illuminaient d’obscurs recoins de l’administration de la guerre. Turpin, chimiste de profession, était le type de l’inventeur, d’une intelligence très vive, mais fumeuse, avide de renommée et d’argent, d’un amour-propre féroce, hanté du spectre de la persécution, qui, pour lui, n’avait pas été qu’un spectre, véritable Coriolan de la science.

Il se disait l’inventeur de la mélinite ; d’après le ministère de la Guerre, il n’avait découvert que l’utilisation des propriétés explosives de l’acide picrique. Invention ou découverte très importante, en tout cas, puisque le gouvernement, en 1885, la lui avait payée 250.000 francs et l’avait décoré. Cependant, Turpin se considéra bientôt