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LA DÉGRADATION

Enfin, le tour du carré est achevé. La parade a duré juste dix minutes.

Les amateurs raffinés d’émotions rares étaient épuisés. Ils respirèrent mieux, soulagés de la présence du spectre[1]. Il était temps, pour leurs nerfs, que le drame prît fin.

L’agonie de Dreyfus ne faisait que commencer. Quand il eut passé devant le front du dernier régiment, il cria encore, se tournant vers quelques officiers : « Je ne suis pas indigne de rester parmi vous ! » Aussitôt, on lui lia les poings et on le jeta dans une voiture cellulaire[2], le panier à salade, qui s’éloigna au galop. Partout où le noir fourgon était reconnu, des huées éclataient, de nouveaux cris de mort. Quand la voiture passa au pont de l’Alma, Dreyfus aperçut par la lucarne les fenêtres de la maison, de l’appartement qu’il habitait, il y a quelques semaines encore, confiant dans la vie, heureux entre sa femme et ses enfants.

Ce fut le moment le plus atroce de cette journée.

Le cocher, qui conduisait la voiture cellulaire, fut interrogé par un journaliste[3] et lui dit : « C’est le plus beau jour de ma vie. »

Au Dépôt, dans son costume déchiré, Dreyfus fut traîné de salle en salle, fouillé encore, photographié, mensuré. Il subit ces humiliations en silence. Bertillon avait reçu l’ordre de ne pas procéder lui-même aux opé-

  1. Léon Daudet : « Nos nerfs sont épuisés. Il est temps que le drame s’achève… Le cadavre s’enfourne dans le fourgon noir, soulevé par les gendarmes. Nous sommes soulagés de sa présence. » Judet : « La disparition du traître nous a fait éprouver un immense soulagement. L’air semblait plus pur ; on respirait mieux. »
  2. Cass., I, 280 ; II, 189 ; III, 89, Guérin.
  3. Matin du 6 janvier.