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ABANDONNÉE

— Vous consentiriez à devenir ma femme, Paule, malgré la distance qui me sépare de vous ?

Elle laissa ses doigts emprisonnés entre les siens, et le regardant encore de ses belles pervenches humides :

— Oui ! fit-elle de sa voix harmonieuse. Moi aussi je ressens pour vous une véritable affection, et si Irène n’y met pas obstacle…

Le front de M. Kerneste s’était rembruni.

— C’est vrai, je n’ai pas de titres ! s’écria-t-il.

— Oh ! que vous connaissez mal ma sœur ! Vous croyez qu’un sot orgueil retiendrait son consentement ? Non ! Mais elle m’a élevée, et je ne voudrais pas la quitter.

— N’est-ce que cela ? reprit-il avec joie. Ce mariage ne donnera de plus à Mlle de Montscorff qu’un frère bien affectueux à ses côtés, si elle y consent.

— Je pensais que vous aviez l’intention de retourner à Paris ?

— Oui, à la mort de ma mère j’y avais songé ; depuis, votre doux sourire, qui m’a consolé, m’a aussi retenu près de ce Scorff où je suis né.

— Alors, restez-y ! fit-elle avec élan.

Il reprit sa main fine et y déposa un tendre baiser.

— Oh ! comment reconnaître jamais !… s’écria-t-il.

— En continuant à soigner, à secourir les pauvres de toute votre science, de tout votre dévouement.

— Maintenant surtout que vous m’y aiderez, ma chère sœur d’âme, avec quel cœur je le ferai !

Paule ne voulut pas prolonger la douceur de cet entretien sans avoir auparavant averti sa sœur ; elle partit légère vers le manoir, après avoir dit au jeune homme, heureux entre les heureux :

— À demain, aux Magnolias.

En rentrant au château, son premier acte avait été d’aller vers Irène et de tout lui raconter.

Le front de la sœur aînée s’était rembruni. Elle avait pris la blonde tête entre ses mains, et l’embrassant :

— Je ne voudrais pas, crois-le, ternir cette joie que je lis en tes yeux, ma chérie, dit-elle, mais je dois te montrer combien cette union t’offrira peut-être de tristesse. Devant la grandeur de cet amour, ton cœur d’enfant s’est laissé tenter, il y a répondu, et cependant cet homme n’est pas l’époux que je t’aurais choisi, à toi la fille pieuse et de vieille tradition.

— Tu lui reproches son absence de titres ? fit Paule avec surprise.

— Non, le temps a marché, je vais avec lui. La véritable noblesse est celle du cœur, et le docteur a prouvé par sa conduite envers sa mère et les malheureux que le sien n’en manque pas. Si je lui reproche une chose, c’est son absence de croyances.

— Il n’est pas un athée, Irène !

— Non, sans doute ; mais il est libre-penseur comme son père ! Il ne sera jamais à ton côté lorsque de dimanche tu le rendras à la messe, afin de rendre à Dieu le culte qui lui est dû.

— Il a eu une enfance fervente, je saurai l’y ramener.

Irène hocha la tête.

— Peut-être, s’il n’était qu’indifférent, mais il proteste, et bien haut, contre tous des actes de la religion. Il n’en est pas encore à nier son Créateur, son esprit est trop supérieur pour cela, seulement il ne veut pas s’incliner devant ses mystères et ses ministres.

Son père était ainsi, vois si sa pieuse femme a pu le changer. Au contraire, il lui a pris son fils. Et si tu voyais à ton tour tes enfants rejeter ce que nous avons toujours honoré ?

Paule, atterrée, baissa la tête. Toutes les paroles de sa sœur étaient vraies, toutes tombaient juste. Yves l’aimait, elle en était sûre : abandonnerait-il sa manière de voir si elle, devait être un obstacle entre eux ? Elle en doutait plutôt.

La jeune fille sentit un grand déchirement en elle ; elle vit alors combien était profond l’amour que le jeune médecin lui avait inspiré. Elle voulut espérer encore.

— Laisse-moi croire à cette conversion. Irène, dit-elle. La voix de Dieu se fera peut-être entendre à cette âme par ma voix, et comme Saul sur le chemin de Damas, il se relèvera guéri de son mal moral.

La grande sœur l’avait regardée, anxieuse.

— Tu l’aimes donc bien, ma pauvre petite ?

— De tout mon cœur !

Un soupir fut la réponse d’Irène. Cette affection allait faire souffrir cruellement celle qu’elle considérait comme sa fille, elle en était sûre, car jamais le Dr Kerneste ne rejetterait ses fausses doctrines ; et elle, la descendante de tant de croyants, pouvait-elle admettre dans sa famille un homme qui sourirait de leurs actes religieux ?

— La nuit porte conseil, ma chère enfant, avait-elle ajouté en baisant encore sa sœur avec une grande tendresse ; allons dormir.

Mais les préoccupations la tinrent éveillée bien avant dans la nuit.

Paule, au contraire, avec cette belle ardeur de la jeunesse et cette confiance qui ne se rebute devant aucun obstacle, se vit l’ange médiateur entre son Dieu qu’elle adorait sans réserve et ce fiancé qu’elle aimait comme le futur compagnon de sa vie terrestre. Elle fit de doux rêves : plus dur devait être le réveil.

*

Malgré une nuit passée dans une insomnie presque complète, Irène s’était levée dès l’aube pour se rendre à l’église de Cléguer comme elle en avait coutume ; Paule était moins matinale.

La sœur aînée, voulait consulter sur ce mariage M. Doltan, le vénérable curé du petit bourg, qui avait été pour elles un véritable ami, lors de la mort de leurs parents. Elle monta donc la route escarpée qui conduit à Cléguer, par un beau matin d’août, d’une fraîcheur exquise, à cette heure où les rayons du soleil ne faisaient pas encore sentir leur ardeur. De frêles bruyères roses bordaient la côte, et leur parfum de miel ajoutait à leur grâce. Des abeilles d’or y butinaient.

Mais Mlle de Montscorff ne voyait rien ce