Page:Jouffret - De Hugo à Mistral, 1902.djvu/77

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Prud’homme est représenté par deux recueils : la Justice et le Bonheur. Ce sont à proprement parler des thèses de philosophie en vers. Sully-Prud’homme avait préludé à ces travaux par la traduction en vers du premier livre du De natura rerum de Lucrèce. Lucrèce était en effet le modèle qu’il s’agissait d’imiter. De même qu’il avait fait passer dans le domaine de la poésie toute la philosophie d’Épicure et toutes les connaissances scientifiques de son époque, de même Sully-Prud’homme se proposait d’exprimer dans la langue des vers les idées morales et même les théories scientifiques et philosophiques du temps présent. Vous reconnaissez là encore :un des projets d’André Chénier, une des ambitions qui lui avait inspiré l’idée de son Hermès, qu’il n’a pas eu le temps et qu’il n’aurait peut-être pas eu la force de mettre à exécution.

Certes si un poète pourait mener à bien une aussi périlleuse entreprise, c’était bien Sully-Prud’homme. Aucun poète peut-être n’a pénétré aussi avant dans l’étude des sciences et de la philosophie. Et ce n’était pas la puissance verbale ou l’habileté technique qui pouvaient lui faire défaut. Rompu au mécanisme des vers, maître de son sujet, lui seul était capable de renouveler le tour de force de Lucrèce. Et il y a en effet de très belles parties dans ses deux poèmes : je citerai notamment la Neuvième Veille dans la Justice, et par exemple la fin du Bonheur. Mais en retour que de prosaïsmes, que de luttes vaines et sans succès contre la stérilité poétique du sujet! Pourquoi s’obstiner à mettre en vers l’histoire de la philosophie, l’histoire de la physique ou de la chimie? Que peuvent ajouter à la richesse poétique de la France des strophes comme celles-ci :


Wenzel, Dalton, en leurs balances,
Révèlent qu’entre tous les corps,
Par d’exactes équivalences
Le poids régit tous les accords.