Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/34

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avec son crayon. Tous deux frappaient aux portes de leurs contemporains, l’un pour fixer leurs traits dans le bronze, l’autre pour les graver sur sa pierre. Heureux temps que celui où il est permis de présager une renommée durable à l’homme que l’on rencontre dans la rue, au spectacle ou dans les salons ! C’est à peine si de nos jours nous osons compter sur une semaine de réputation pour les plus habiles et les plus grands. Or, l’intuition des maîtres de 1830 ne les a pas trompés. Les hommes de leur jeunesse sont demeurés jeunes. Ils nous attirent. Nous vivons de leur vie. Les médailles de David, les lithographies de Gigoux sont les pages jumelles d’un même livre dont la lecture ne lassera personne.

Une part de l’attrait qui s’attache à ces documents pris sur le vif, « ad vivum », comme l’écrivait Coyzevox au pied de la statue de la duchesse de Bourgogne, doit être attribuée sans doute à l’ardeur généreuse de ces ouvriers en face de leur noble travail. On connaît ce billet de David d’Angers, laconique et joyeux comme un bulletin de victoire :

L’autre jour, l’abbé de Pradt m’a donné une séance dans une petite chambre d’introduction. Son domestique le coiffait. Je ne le voyais qu’à travers un nuage de poudre qui m’étouffait. N’importe, mon cœur battait. Je sortis de chez lui tout couvert de poudre, mais j’avais son profil.

Dans une autre occasion, David revient sur son labeur préféré.

Je poursuis ma galerie de contemporains malgré les dégoûts à essuyer. Pour obtenir de faire un portrait, il faudrait, pour ainsi dire, se mettre à genoux devant l’homme qui brûle de l’avoir. Je suis étonné que ma timidité disparaisse lorsqu’il s’agit de pareilles choses. Je ne vois plus que l’œuvre : j’oublie l’homme. Je deviens indulgent pour cette pauvre carcasse humaine, esclave des moindres accidents de l’atmosphère et des piqûres de la civilisation. Je n’envisage que le génie : c’est devant lui que je m’incline, car il est immortel. La carcasse disparaîtra bientôt, et pour toujours. Ces messieurs ne viendraient pas chez moi, mais je n’y tiens pas. On me rencontre avec une petite ardoise, courant comme si j’allais voir l’immortalité.

Ces dégoûts à essuyer dont parle David, Gigoux les a certainement connus. Ses démarches pour obtenir de faire les portraits de ses contemporains n’ont pas toujours été suivies de succès. Je n’en veux pour preuve que cette lettre de Scribe, datée de Montalais le 31 juillet 1832, qui ne renferme d’ailleurs rien de blessant pour l’artiste :