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342 JOURNAL DE MARIE LENÉRU

ma lettre ? C’est idiot et inextricable ce mode de discussion actuel, de vouloir toujours être Le seul qui « comprenne ». Nous devrions savoir que nous sommes tous bien assez intelligents pour tout comprendre, seulement nous sommes plusieurs, et nous ne sentons pas de la même façon.

J’ai mis du temps à m’habituer à mon nom comme signa- ture littéraire, Maintenant, j’aime assez cela, un nom blanc et noir. Mme Duclaux m’a dit que Lenéru voulait dire Lenoir, Lire dans les journaux « Mademoiselle Lenéru » cela me rap- pelle les bons vieux fournisseurs de Brest, et l’époque où je me croyais une petite fille connue de toute la ville, parce que je m’entendais nommer dans les foules par les anciens matelots de mon grand-père.

Le grand ressort de mon calme et de ma patience, est que j’attends plus de moi que des événements et que je sais à peu près le temps qu’il me faudra. Temps mesuré à la guérison ou du moins au retour follement lent des yeux. Je sais que je ne suis pas moi, que je ne le serai pas avant un an ou deux encore, mais qu’est-ce qu’un an ou deux quand on en a traversé vingt- trois ? Chaque mois en m’épiant dans les glaces, je me re- trouve un peu plus, les bouches s’animent, semblent parler plus fort et moins vite. Le jour et le jour seulement où la pa- role me sera renduel, où je reconnaîtrai les yeux de mon en- fance, alors la gloire vaudra vraiment la peine, la gloire et peut-être antre chose. avant, jamais. Je cherche une revanche et pas une consolation.

6 mai.

Ils ne comprennent pas encore que je ne suis pas une femme. Dès qu’on a su que je voyais Curel, on a fait courir le bruit d’un mariage. Pour Blum, cela venait d’ennemis il est vrai, on a dit des choses plus graves. Moi seule peut-être arrive à réa-

1, Il faut lire « la parole des autres ».