Page:Journal (Lenéru, 1945).pdf/359

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
353
ANNÉE 1913

ANNÉE 10913 353

pain des pauvres. Ah ! ce n’est pas celui de Chateaubriand, de Musset, de Me de Noaïlles. O mes grands confrères quelle absence de prestige vos sentiments ont toujours eue pour moi. Ceci est l’amour dont on ne plaisante pas.

Est-ce atavisme chez moi, est-ce acuité du sens critique, cette impossibilité d’accepter l’homme privé de certains dons et même de certaines fonctions proprement militaires ? De qui est cette admirable définition du héros : celui qui a donné de l’homme concret, vivant, la formule la plus saisissante ?

Un homme qui ne monte pas à cheval, qui n’a pas manié des armes, qui n’a pas commandé sur un champ de bataille, qui n’a pas résisté de corps et d’esprit aux fatigues militaires, qui n’a pas dans le regard ce sérieux poignant, cette simplicité inimitable de celui qui voit mourir, pour peu qu’il ait l’âme bien née enviera toujours quelque chose à ses frères soldats. Un admirable portrait de Detaille ouvre le livre. Le peintre a compris la gravité, l’émotion de l’héroïsme. Aucun panache, aucune provocation dans les attitudes des noirs et de leur chef descendant de cheval, mais ce quelque chose de gonflé, ce souffle contenu, et en même temps cette humanité exfra-so- ciale, que les chefs contractent dans l’habitude d’aimer et d’es— ’ timer hors de leur caste.

La merveilleuse carrièrel Le commandement suprême sur un « territoire » plus grand que la France, et où tout est à faire, à créer, en commençant par la poste — « de l’influence de l’amour sur les communications postales » — les routes, les foires, l’industrie du coton, les parcs d’autruches, la politique de races, la justice à rendre à la porte de sa tente, comme un Louis IX aux croisades, tous les peuples affluant vers vous : ana madeleum, je suis opprimé. Voyager des mois, connaître à cheval toutes les heures du jour et de la nuit, à la tête de ses gardes et de ses chameaux qui suivent. Quand la saine envie vous prend d’un bon temps de galop, tourner la tête et voir les . rayons du soleil levant éclairer votre fanion tricolore.

Mais ce n’est pas sans un sentiment de dépossession que j’admire cette œuvre des coloniaux. Je n’oublie pas que du

JOURNAL DE MARIE LENÉRU 23