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362 JOURNAL DE MARIE LENÉRU

toutes les répliques de toute la pièce, ne veut que sa fille et son amant. Si j’avais fait faire à Denise une scène ridicule et mes- quine contre sa mère, ils auraient compris, mais jamais je ne vous donnerai cette facilité de diminuer l’adversaire et de fausser la vraisemblance des rapports, qui consiste précisé- ment en une certaine plausibilité, en une certaine nécessité du malentendu. Mais qu’ils prennent d’emblée le point de vue et le parti d’en bas, cela ne prouve-t-il pas qu’il est temps que mon théâtre arrive pour venger enfin l’humanité d’en haut ?

Je vois une situation, quelques scènes qui mettent mes per- sonnages en un beau corps-à-corps, et si, peu à peu, cette situa- tion devient problème, c’est qu’elle s’organise en moi et se développe avec ce souci de l’équilibre qui est, en littérature, la loi même de la vie. Les formules, qui vous apparaissent, comme les points de départ et les pilotis de la pièce, arrivent en dernier lieu, elles naissent du dialogue à mesure qu’il s’écrit. Le « je ne sais pas » des Affranchis, ce « mot de la fin », pour lequel, disait un critique, j’aurais écrit toute la pièce, est né d’un raccord. Il était presque invisible dans une scène du 4° acte ; en supprimant l’acte, j’ai vu qu’il fallait conserver le mot et le mettre en valeur. Mais par exemple, si la pièce ne doit pas s’interpréter elle-même, si elle doit, comme la peste, éviter de s’écouter penser — voyez ce qu’écrivent les jeunes gens qui font du théâtre d’idée — rattrapez-vous, une fois le travail fini, et si c’est possible, avant la pièce jouée. Expliquez, expliquez, dussiez-vous y peiner comme une étrangère. Dres- sez vos écriteaux : « Là, il y a une forêt. »

Vous n’en pourrez jamais trop faire. Vous n’en ferez jamais assez. Ce n’est pas que les autres soient bêtes, mais, après tout,

_le plus intéressé à comprendre un auteur, c’est encore lui- même. Et il a sur les critiques cet avantage infini, qu’il est généralement moins homme de lettres, moins surchargé de lectures et de revenez-y littéraires. De plus, ayant à dégager et à défendre sa propre personnalité, il est ; par état, moins superstitieux, moins impressionné par les préjugés et les