Page:Julien empereur - Oeuvres completes (trad. Talbot), 1863.djvu/251

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avec le plus grand soin et qui lui ont donné l’éducation la plus parfaite ? Comment, après avoir tout abandonné, mène-t-il une vie errante comme les mendiants ? » Je lui répondis par je ne sais quelle pointe ironique. Tu vois par là ce que pense le gros des hommes sur les vrais chiens. Et ce n’est point encore ce qu’il y a de plus grave. Mais ne remarques-tu pas qu’on s’habitue à aimer la richesse et à détester la pauvreté, à faire un dieu de son ventre, à supporter toute peine en vue du corps, à engraisser cette prison de l’âme, à entretenir une table somptueuse, à ne jamais coucher seul la nuit, à faire tout ce qui peut s’envelopper de ténèbres ? Tout cela n’est-il pas pire que le Tartare ? Ne vaut-il pas mieux être jeté dans Charybde, dans le Cocyte, ou englouti à dix mille orgyes[1] sous terre que de tomber dans une pareille vie, esclave des parties honteuses et du ventre : et cela non pas simplement, à la manière des bêtes sauvages, mais en mettant tout en œuvre pour couvrir ces infamies d’une discrète obscurité ? Combien n’eût-il pas été mieux de s’en abstenir ? Ou, si ce n’était pas chose facile, les préceptes de Diogène et de Cratès à cet égard n’étaient donc pas à dédaigner. « La faim, disent-ils, énerve l’amour : si tu ne peux pas l’endurer, la corde[2] ! » Ne vois-tu pas que ces grands maîtres ont vécu de la sorte pour mettre les hommes en voie de frugalité ? « Ce n’est point parmi les mangeurs de biscuit, disait Diogène, que l’on trouve des tyrans, mais parmi ceux qui font de somptueux repas. » Cratès composa un hymne en l’honneur de la frugalité :

Salut, des gens de bien sainte divinité,
Fille de la Sagesse, ô toi, Frugalité !

13. Qu’un cynique ne soit donc pas à la façon d’Œnomaüs[3], un chien impudent, un éhonté, qui méprise les choses divines et humaines, mais un homme qui respecte la Divinité, comme le fut Diogène. Diogène se montra docile au dieu pythien, et il ne se repentit pas de sa docilité. Si, de ce qu’il n’entrait point respectueusement dans les temples, de ce qu’il ne s’inclinait ni devant les statues, ni devant les autels, on prenait cela pour une marque d’athéisme, on le jugerait mal. Il n’avait ni encens, ni libation, ni argent pour en acheter. Bien penser des

  1. Mesure de longueur de près de deux mètres.
  2. Voyez la vie de Cratès dans Diogène de Laërte, t. II, p. 45, trad. Zévort.
  3. Voyez plus haut, p. 163, note 3.