Page:Julien empereur - Oeuvres completes (trad. Talbot), 1863.djvu/252

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dieux lui suffisait. Il les adorait de toute son âme, leur offrant, selon moi, ce qu’il avait de plus précieux, une âme sanctifiée par leur pensée. Il faut donc qu’un cynique ne soit pas sans pudeur, mais que, guidé par la raison, il tienne sous le joug la partie passionnée de son âme, de manière à la détruire et à ne pas sentir qu’il est au-dessus de toutes les voluptés. Mieux vaut encore en être au point d’ignorer complétement l’influence des sens ; mais nous n’arrivons là que par un long exercice. Du reste, pour qu’on ne suppose pas que j’invente ces doctrines, je vais transcrire quelques vers, où s’est joué l’esprit de Cratès[1] :

Filles de Mnémosyne et du maître des dieux,
Muses de Piérie, écoutez ma prière.
Que mon ventre ait toujours l’aliment nécessaire,
Qui peut, sans m’asservir, satisfaire à ses vœux.
Utile à mes amis, mais non point débonnaire,
Loin de moi des palais les trésors fastueux !
Le sort de la fourmi, les biens du scarabée,
Sont la seule richesse où mon âme prétend.
Mais aspirer vers toi, Justice vénérée,
Te posséder enfin, est-il bonheur plus grand ?
Si j’y parviens, Mercure et les Muses propices
Recevront de mes mains, non le sang des génisses,
Mais les dons vertueux de mon cœur innocent.

S’il fallait m’étendre à ce sujet, j’aurais encore beaucoup de choses à te dire concernant ce philosophe. Mais en recourant à Plutarque de Chéronée, qui a écrit une biographie de Cratès[2] il ne te restera rien à apprendre sur son compte. C’est de Cratès que Zénon apprit ses dogmes sublimes, et l’on dit que les Grecs en son honneur inscrivaient sur les propylées de leurs maisons : « Entrée pour Cratès, heureux génie »[3].

14. Mais revenons à ce que nous disions plus haut, qu’il faut, quand on se met à être cynique, commencer par censurer sévèrement ses propres défauts et se les reprocher sans aucune indulgence. On doit s’interroger le plus exactement possible pour voir si l’on est trop enclin à la bonne chère, si l’on a

  1. Imitation des vers de Solon, dont on trouvera le texte dans le recueil des poëtes gnomiques grecs de Boissonade, p. 94.
  2. Cet ouvrage a péri avec d’autres biographies du même auteur. Voyez. Albert Lion, Commentat. de ordine quo Plutarchus vitas scripserit, p. 15, et Cf. G. Vossius, Hist. gr., p. 251, édit. Westermann.
  3. Selon Diogène de Laërte, Xéniade de Corinthe, qui avait acheté Diogène, disait partout : « Un bon génie est entré dans ma maison. » Voyez Diogène de Laërte à l’endroit cité, trad. Zévort, p. 39.