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DE LA RAISON PURE

est capable de déterminer des actes, ne dépend plus de la loi et n’appartient plus à l’ordre de la nature ; et les mêmes actions qui, au point de vue de cet ordre, nous apparaissaient comme nécessaires, nous pouvons, à ce nouveau point de vue, les concevoir comme libres. C’est ainsi que Kant prétend concilier la nécessité avec la liberté.

Eclaircissons sa pensée par un exemple particulier, que lui-même nous fournit. Supposez qu’un homme introduise un certain désordre dans la société par un mensonge. Pour vous expliquer cet acte, vous cherchez à vous rendre compte du caractère de cet homme, et vous remontez soit à la mauvaise éducation qu’il a reçue, soit à la détestable société où il a vécu, soit à la méchanceté d’un naturel insensible à la honte, soit simplement à la légèreté et à l’irréflexion de son esprit ; et, en tenant compte de toutes ces causes générales, vous ne perdrez pas de vue les circonstances occasionnelles qui ont pu agir à leur tour. En tout cela, vous procédez comme on le fait en général dans la recherche de la série des causes d’un effet physique donné. Mais, tout en poursuivant cette explication, vous n’en blâmez pas moins l’auteur du mensonge ; vous avez beau expliquer ce mensonge par toutes les circonstances qui l’ont précédé ou accompagné, vous n’en déclarez pas moins coupable celui qui l’a commis. C’est que vous pensez que, malgré toutes les circonstances empiriques qui peuvent expliquer cette action, l’auteur aurait dû trouver dans sa raison un motif suffisant pour ne pas la commettre, et qu’ainsi elle lui doit être imputée comme une faute qui n’était nullement inévitable. Sans doute (v. la note de la page 150), personne ne peut découvrir quelle part il faut faire au juste à la liberté, et quelle part à la nature, c’est-à-dire aux défauts ou aux bonnes qualités du tempérament, de telle sorte que nous ne saurions juger nos semblables, ni nous-mêmes, avec une parfaite justice ; mais le blâme que nous infligeons aux autres ou que nous nous adressons à nous-mêmes n’en est pas moins fondé sur une loi de la raison, qui se distingue profondément de celle de la nature et nous élève au-dessus de son empire.

Ainsi, selon Kant, la nécessité naturelle et la liberté peuvent très-bien se concilier dans un seul et même acte, et c’est de cette manière qu’il résout l’antinomie soulevée par l’apparente contradiction de ces deux termes. Ils n’ont rien de contradictoire,