Page:Kant - Doctrine de la vertu.djvu/69

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
liii
DE LA DOCTRINE DE LA VERTU.


passer sa vie dans une douce oisiveté ? A l’ivrogne, du vin en abondance et tout ce qui peut occasionner l’ivresse ? Au fourbe, une figure et des manières prévenantes, pour qu’il trompât plus aisément les autres ? à l’homme violent, de l’audace et un bon poignet, pour qu’il pût terrasser qui bon lui semblerait ? Ce sont là autant de moyens que désire chacun d’eux, pour être heureux à sa manière.

L’élève. Non certes.

Le maître. Tu vois donc bien que, si tu tenais tout le bon heur entre tes mains et que tu fusses en outre animé de la meilleure volonté, tu ne le livrerais pas encore sans réflexion à chacun selon ses désirs, mais que tu commencerais par te demander jusqu’à quel point il en est digne ? — Mais, pour ce qui te regarde, hésiterais-tu à te procurer d’abord tout ce que tu croirais propre à faire ton bonheur ?

L’élève. Oui.

Le maître. Ne te viendrait-il pas aussi à l’esprit de te demander si tu es bien toi-même digne du bonheur ?

L’élève. Sans doute.

Le maître. Eh bien, ce qui en toi tend au bonheur, c’est le penchant ; mais ce qui soumet ce penchant à cette condition, que tu sois d’abord digne du bonheur, c’est ta raison, et la faculté que tu as de restreindre et de vaincre ton penchant par ta raison, c’est la liberté de ta volonté. Veux-tu savoir maintenant comment tu dois t’y prendre pour participer au bonheur et en même temps pour n’en être pas indigne, c’est dans ta raison seule qu’il faut chercher une règle et une instruction à cet égard ; ce qui signifie que tu n’as pas besoin de tirer cette règle de conduite de l’expérience ou de l’éducation que tu reçois des autres, mais que ta propre raison t’enseigne et t’ordonne exactement ce que tu as à faire. Par exemple, si tu te trouves dans le cas de te procurer ou de procurer à tes amis un grand avantage à l’aide d’un adroit mensonge, sans d’ailleurs faire tort à personne, que dit ta raison à ce sujet ?

L’élève. Que je ne dois pas mentir, quelque grand avantage qui en puisse résulter pour moi ou pour mon ami. Mentir est avilissant, et rend l’homme indigne d’être heureux. Il y a là une nécessité absolue que m’impose un ordre ou une défense de la raison, et devant laquelle tous mes penchants doivent se taire ?