Page:Karenin - George Sand sa vie et ses oeuvres T1.djvu/400

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plètement l’idée première et en atténuant par une dernière partie optimiste le profond désespoir, qui faisait le charme du livre. Voici quelques lignes qui ont disparu d’Indiana et qui sont cependant, par leur profondeur, dignes d’un Tolstoï :

« Je pourrais, pour peu que je fusse à la hauteur de mon siècle, exploiter avec fruit, la catastrophe qui se trouve si agréablement sous ma main, — (la mort de la sœur de lait d’Indiana, la créole Noun, qui périt aussi par la faute de Raymon) — vous faire assister aux funérailles, vous exposer le cadavre d’une femme noyée, avec ses taches livides, ses lèvres bleues et tous ces menus détails de l’horrible et du dégoûtant qui sont en possession de vous récréer par le temps qui court. Mais chacun sa manière, et moi je conçois la terreur autrement. Ce n’est pas sous la pierre des tombeaux, mais autour des tombeaux que je l’ai vue habiter ; ce n’est pas dans les vers du sépulcre que je l’ai trouvée, c’est dans le cœur des vivants et sous leurs habits de fête ; ce n’est pas dans la mort de celui qui nous quitte, c’est dans l’indifférence de ceux qui lui survivent ; c’est l’oubli qui est le véritable linceul des morts, c’est celui-là qui fait dresser mes cheveux, c’est celui-là qui glace mon sang et me serre le cœur ; ce n’est pas l’église avec son deuil et ses cierges, ce n’est pas le fossoyeur avec sa puanteur et sa bêche qui ont pour moi des émotions profondes et de pâles frayeurs ; c’est le lendemain tranquille, la vie qui reprend son cours sur la tombe à peine fermée, le repas où la famille s’assemble comme de coutume en sortant du cimetière. Shakespeare l’entendait bien ainsi, lorsqu’au lieu de baisser le rideau sur le meurtre ou le suicide, il rassemblait autour des cadavres ses personnages secondaires, et leur mettait dans la bouche des sentences philo-