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il revint en Europe, à Londres. À peine débarqué et en sécurité, il voulut donner de ses nouvelles à l’illustre femme qu’il estimait tant et qui l’avait si vaillamment défendu dans les derniers mois de sa liberté. Il adressa à George Sand la lettre suivante, inconnue et inédite que nous copions encore sur l’autographe.

31 janvier 1862. Londres.
M. Alfredstreet. Bedford square W. C.
Madame,

Vous avez oublié sans doute un pauvre Russe qui a été pourtant un de vos plus dévoués admirateurs. Moi, je ne vous ai pas oubliée, et c’est fort naturel ; vous m’avez témoigné jadis tant de noble et bonne sympathie. Je vous ai si peu oubliée, que, revenu à la vie après un évanouissement qui a duré à peu près treize ans, ne pouvant venir moi-même à Paris qui s’évertue maintenant à se laisser mener par un gouvernement arbitraire, et voulant à toute force me rappeler à votre bienveillant souvenir, je vous adresse mon frère qui, comme moi, madame, est un de vos admirateurs passionnés. Il vous racontera comment j’ai été pris en 1849, mis aux fers, gardé pendant deux ans et demi dans les forteresses de Kœnigstein, de Prague et d’Olmutz, jugé et condamné à mort en Saxe, puis en Autriche, enfin transporté en Russie où j’ai passé encore six ans en forteresse et quatre ans en Sibérie ; comment je m’y suis marié — pas en forteresse, mais en Sibérie ; — comment, à la fin, réveillé par tout le bruit qui se fait de nouveau dans le monde et surtout par l’agitation du monde slave, je me suis embarqué sur l’Amour, — le fleuve, pas le dieu, — j’ai traversé le Japon, l’Océan Pacifique, San-Francisco, l’isthme de Panama, New-York, Boston, l’Océan Atlantique et suis venu prendre ancre à Londres, où il fait un temps détestable, mais où il y a pour compensation une bonne et forte liberté.

Vous êtes bonne, madame, vous serez contente de me savoir de nouveau libre et prêt à recommencer les péchés pour lesquels on m’a tant soit peu malmené. Il n’y a qu’une chose, hélas ! de changée : j’ai vieilli de treize ans. C’est un malheur sans doute, mais que faire ? D’ailleurs, je me sens encore assez jeune. J’ai tout à fait l’âge du Faust de Goethe, lorsqu’il se dit :

    Trop vieux pour s’amuser à des riens.
    Trop jeune pour ne pas avoir de désirs.

Sevré de vie politique pendant treize ans, j’ai soif d’agir, et je pense qu’après l’amour, le suprême bonheur, c’est l’action. L’homme n’est