Page:Karenin - George Sand sa vie et ses oeuvres T4.djvu/178

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moins d’être importun. Il y avait dans votre dernière lettre une phrase qui méritait de ma part tout un volume de remerciements, c’est celle où vous manifestez le regret de ne pouvoir venir me voir. J’ai été bien sensible à ce regret, car il indique un désir dont je suis fier. Mais puisque enfin je ne puis me rapprocher de vous, je suis très heureux que Mme Hortense Cornu veuille bien se charger de mes hommages pour vous ; car c’est la personne qui me connaît le mieux et qui, par conséquent, vous fera connaître le mieux mes défauts et mes qualités. Cependant je lui recommanderai bien de ne point trop appuyer sur les défauts. Les hommes comme les tableaux doivent être exposés sous leur bon et propre jour. Vous trouverez peut-être que ces paroles révèlent une certaine suffisance. N’y voyez, je vous prie, que le désir d’être apprécié par vous et de mériter votre approbation et les sympathies que vous m’offrez avec tant de grâce. Vous m’engagez à parler philosophie. Je ne suis pas fort sur cette théorie, peut-être par cela même que j’en fais tous les jours en action. Cependant il y a dans votre dernière lettre une expression si juste que je désire la relever pour l’expliquer dans un sens différent du vôtre. « J’invoque, dites-vous, la science des limites »… C’est que c’est, en effet, la véritable science pratique. Il est clair que je n’entends pas par ces paroles la science des bornes, cette science-là est si bien pratiquée aujourd’hui qu’on ne saurait faire mieux ; mais j’entends par science des limites cet art qui consiste à se frayer un chemin au milieu de l’espace, à définir ce qui jusqu’ici était indéfini, à marquer ce passage étroit qui sépare le sublime du ridicule, à donner, en un mot, un corps, une âme, à qui était sans force et sans vie. Enfin j’appelle science des limites non cette science du dieu Terme qui, dans un esprit mesquin de défense, nous apprend à s’entourer de fossés ; mais cette science du berger qui protège, nourrit son troupeau, fertilise la terre qu’il habite, puis ensuite, dès que sa mission est remplie en un lieu, va plus loin, poussant sans cesse la limite devant lui, et donne cet intéressant exemple de l’ordre dans la mobilité, de la stabilité dans le progrès, de la méthode et de l’utilité dans la conquête. Et dans le monde moral comme dans le monde politique, savoir le point où finit la liberté et où commence la licence, où finit le pouvoir et où commence l’arbitraire ; ou bien apprendre où le courage se change en témérité, la tendresse en faiblesse et l’amour du bien en folie, c’est sans aucun doute faire le cours le plus complet de philosophie. La science des limites est donc la véritable science du genre humain. Et à ce propos je m’aperçois que mon papier comme votre patience ont une limite que je ne veux outrepasser. Je me borne donc à vous renouveler, madame, l’assurance de mes sentiments de respectueuse sympathie.

Napoléon.