Page:Karenin - George Sand sa vie et ses oeuvres T4.djvu/225

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naturels ? Ce système de barbarie politique plaît à la bourgeoisie, disent les rapports. Ce n’est pas vrai. La bourgeoisie ne se compose pas de quelques gros bonnets de chef-lieu qui ont leurs haines particulières à repaître, leurs futures conspirations à servir. Elle se compose de gens obscurs qui n’osent rien dire parce qu’ils sont opprimés par les plus apparents, mais qui ont des entrailles et qui baissent les yeux avec honte et douleur en voyant passer ces hommes dont on fait des martyrs et qui, ferrés comme des forçats sous l’œil des préfets, tendent avec orgueil leurs mains aux chaînes.

On a destitué à La Châtre un sous-préfet, j’en ignore la raison ; mais le peuple dit et croit que c’est parce qu’il a ordonné qu’on ôtât les chaînes et qu’on donnât des voitures aux prisonniers. Les paysans étonnés venaient regarder de près ces victimes… À Châteauroux on a remis les chaînes. Les gendarmes qui ont reçu ces prisonniers à Paris ont été étonnés de ce traitement.

Le général Canrobert n’a vu personne. On le disait envoyé par vous pour réviser les sentences rendues par l’ire des préfets et la terreur des commissions mixtes, pour s’entretenir avec les victimes et se méfier des fureurs locales. Trois de vos ministres me l’avaient dit à moi[1] ; je le disais à tout le monde, heureuse d’avoir à vous justifier. Comment ces missi dominici, à l’exception d’un seul, ont-ils rempli leur mission ? Ils n’ont vu que les juges, ils n’ont consulté que les passions et, pendant qu’une commission de recours en gi’âce était instituée et recevait les demandes et les réclamations, vos envoyés de paix, vos ministres de clémence et de justice aggravaient ou confirmaient les sentences que cette commission eût peut-être annulées. Pensez à ce que je vous dis, prince, c’est la vérité. Pensez-y cinq minutes seulement ! Un témoignage de vérité, un cri de la conscience qui est en même temps le cri d’un cœur reconnaissant et ami, valent bien cinq minutes de l’attention d’un chef d’État.

Je vous demande la grâce de tous les déportés de l’Indre, je vous la demande à deux genoux, cela ne m’humilie pas. Dieu vous a donné le pouvoir absolu : eh bien, c’est Dieu que je prie, en même temps que l’ami d’autrefois. Je connais tous ces condamnés ; il n’y en a pas un qui ne soit un honnête homme, incapable d’une mauvaise action, incapable de conspirer contre l’homme qui, en dépit des fureurs et des haines de son parti, leur aura rendu justice comme citoyen et leur aura fait grâce comme vainqueur.

Voyons, prince, le salut de quelques hommes obscurs, devenus inoffensifs ; le mécontentement d’un préfet de vingt-deux ans qui fait du zèle de novice et de six gros bourgeois tout au plus… ne sont-ce

  1. Ce furent les ministres de l’Intérieur, de la Guerre et de la Justice.