Page:Karenin - George Sand sa vie et ses oeuvres T4.djvu/241

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morts, oui morts, car nous ne vivons plus de la vie politique, depuis que nous sommes détachés de l’arbre, arrachés du sol. C’est un de mes tourments, et le plus intolérable peut-être, que le spectacle de cette insouciance des bannis, de cet abandonnement d’eux-mêmes. Je ne leur en veux pourtant pas, leur apathie est forcée, fatale. On n.’a plus d’ardeur pour la lutte, quand il n’y a plus de danger en perspective. Le nerf des hommes dans notre position, c’est le péril. Ici, la sûreté, la bière, l’oisiveté seront mortelles à nos amis. Je dis, moi, qu’il faut rentrer si, pour des motifs que je ne veux pas examiner, on nous ouvre la frontière de France. Je ne considérerai point comme une faiblesse, même Bonaparte régnant, le retour au pays, non pas pour accepter son usurpation ou pour la subir, mais le retour à la lutte, au péril, à l’énergie qu’il donne, aux dévouements qu’il inspire. On dit que nous ne serons pas en sécurité dans une caverne de bandits. Je le sais bien et je dis que c’est précisément à cause de cela qu’il faut rentrer. Notre absence n’enseigne rien au pays. Vingt ans d’exil et de souffrance, vingt ans de misère et de résignation n’avanceront pas d’un seul jour la restauration républicaine. Notre présence au pays sera une protestation vivante contre le crime.

On craint que l’amnistie ne popularise Bonaparte. Cet acte ne lui donnera que la force qu’il a et ne changera rien aux conditions de sa faiblesse. Les niais et les fripons sont à lui quand même. Les hommes de cœur ne cesseront pas de le détester pour son masque de générosité et de clémence, et toute colère qui désarmera devant cette hypocrisie grossière n’est ni vigoureuse ni bien trempée.

Insistez donc pour une rentrée en masse des bannis. Les mères, les femmes, les enfants vous béniront. C’est beaucoup déjà ; mais je vous le jure, moi qui observe, vous aurez servi indirectement, mais efficacement la cause républicaine ; je m’entends et me comprends.

Je ne veux pas clore ce cahier sans vous parler un peu de l’homme dont je suis, selon votre dire, l’ennemi très personnel. Ce n’est pas pour l’invectiver, de vous à moi. Non, je n’aime pas ce journalisme manuscrit et à huis clos. Mais j’ai cru remarquer que vous n’aviez pas une très mauvaise opinion de cet homme-là. Je crois qu’en retour des prétendues grâces qu’il vous accorde, vous ne vous croyiez obligée de penser et de dire du bien de lui. Puisque vous avez pris la résolution de ne point l’attaquer de votre plume, sachez que la magnanimité de votre silence suffit à elle seule pour vous libérer envers lui. Votre neutralité, mais c’est une chose énorme que vous lui donnez. De grâce, madame, ne poussez pas plus loin le sacrifice. Rien ne vous impose le devoir de l’estimer et de l’admirer. Gardez pour de meilleurs que lui vos affections et vos enthousiasmes, trésors si précieux pour qui vous sait. Jugez-le moins par votre imagination, c’est toujours la folle du