Page:Karenin - George Sand sa vie et ses oeuvres T4.djvu/459

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d’écouter « ce que dit le ruisseau ». Mais Théodore n’obéit pas à la nymphe.

… Il faut vous dire qu’il eût été difficile de rencontrer un plus joli ruisselet. Mince comme un fuseau et clair comme un diamant, il apparaissait tout à coup, sortant des buissons, dans une superbe touffe de primevères, et, se laissant tomber tout droit de roche en roche, il se cachait sous une pierre moussue, doucement inclinée, d’où il sortait en bouillonnant, et s’en allait vite frissonner sur un lit de sable fin qui le portait sans bruit dans la belle rivière. Car c’est peut-être la plus belle rivière du monde que la Creuse au mois d’avril en cet endroit-là. Elle dessine de grandes courbes immobiles et transparentes dans de hautes coupures taillées en amphithéâtre et tapissées de l’éternelle verdure des buis. De loin en loin elle rencontre des blocs et des gradins de rochers noirs et tranchants, où elle mugit et se précipite. Là où j’étais elle ne disait mot et sa grande clameur perdue ne m’empêchait pas d’entendre le babil de la petite source.

De beaux chênes occupés à développer et à déplier lentement au soleil leurs jeunes feuilles encore gommeuses et encore plus roses que vertes donnaient déjà un clair ombrage. Les gazons étaient littéralement semés de pâquerettes, de violettes blanches et bleues, de scilles, de saxifrages et de jacinthes. Dans le lit du ruisseau, la cardamine des prés attirait les charmants papillons aurore qui portaient son nom. Partout sur les âpres rochers granitiques le lierre dessinait de mystérieuses arabesques, et les grands cerisiers sauvages tout en fleurs semaient de leur neige légère les petits méandres de l’eau courante.

Mais au fait, que disait-il ce ruisseau jaseur, si gai, si pressé, si sémillant dans son lit de mousse et de cresson ?

L’ami de Théodore, Lotario (c’est-à-dire Manceau), un sage natui-aliste, se moque de la fantasie de Théodore de vouloir comprendre et traduire en langue humaine le langage de la nature. Une dispute surgit. Lotario prouve que l’homme seul donne un sens et une expression à tout ; la natiu’e est muette, toutes les choses en ce monde sont silencieuses. Puis il s’enfuit, courant après une libellule, et Théodore continue à écouter le murmure du ruisseau. Il lui semble d’abord que l’eau et les pierres chuchotent : Nous sommes muets, muets ! N’entends-tu pas que nous sommes muets ! Théodore, vexé, est prêt à s’en aller, mais la nymphe du ruisseau l’a enchaîné à la place où il était assis, et il ne peut la quitter avant d’avoir deviné la voix mys-