Page:Karenin - George Sand sa vie et ses oeuvres T4.djvu/461

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

… Et ce que tu dis dans une langue qui n’est pas une langue ne sera jamais compris que de Dieu ou des anges ; mais l’intelligence humaine peut sans audace le préjuger, et sans folie l’interpréter dans le sens du vrai immuable.

Et quel est-il, ce vrai immuable ? C’est que rien n’est mort, c’est que tout renferme la vie formulée ou expectante, c’est que tout l’exprime, la rumeur comme le silence, l’activité comme le sommeil, le chaut comme la parole, et le simple bruissement de l’onde comme la parole du sage et comme le chant du rossignol.

Oui, l’immuable vrai, c’est l’incoercible mouvement, c’est l’éternelle mutation progressive des êtres et des germes qui les contiennent, germes répandus partout et que nous appelons des choses, faute d’un nom qui caractérise leurs fonctions multiples et indiscernables. Et ce ruisseau n’est pas seulement une veine dans le grand système physiologique de la terre, il est aussi une veine dans le système de toute l’animalité terrestre. Qui sait par quelle série de transformations il a passé depuis le jour oîi, émanation gazeuse du monde primitif, il est monté et descendu, remonté et redescendu, par d’innombrables voyages de la tene au ciel et du ciel à la terre, pour occuper enfin cette petite place où je le vois ? Ruisseau qui fus nuage, qui nous dira tout ce que tu as fécondé dans ta vie errante ? Tes flancs ont sans doute plus d’une fois recelé le fluide électrique, et la foudre déchiré tes masses Uvides un instant après répandues en franges roses sous le riant regard du soleil. Tu as vu passer dans le voile bienfaisant de tes épanchements humides les phalanges altérées des oiseaux voyageurs ; tu étais alors l’écho des hautes régions de l’atmosphère, et tu nous renvoyais, stridente ou plaintive, la voix de ces poétiques émigrants agents eux-mêmes d’une fécondation sans limites. Pluie secourable, combien de moissons n’as-tu pas sauvées, combien de fleurs charmantes et suaves n’as-tu pas fait revivre, combien d’existences humbles ou superbes n’as-tu pas conservées ou renouvelées ! Dans combien de poitrines n’as-tu pas fait rentrer la vigueur, dans combien de nerfs l’élasticité, dans combien de tissus la circulation, dans combien de cerveaux la lucidité, dans combien de cœurs l’espérance ! Ô nuage béni ! si petit que tu fus, tu as fait de grandes choses, et la parole te serait refusée pour le dire ?

Théodore refuse de le croire.

…Quoi, n’es-tu plus qu’un mince filet d’eau enchaîné à cette roche, contenu dans l’urne de cette naïade et condamné à faire pousser un tapis de jacinthes ou à développer la hampe des hautes primevères ?…

— Non pas ! non pas ! répondit le ruisseau… Je suis ici et je suis ailleurs ! Je féconde ce qui vit sous tes pieds, et je suis fécondé moi-