Page:Karenin - George Sand sa vie et ses oeuvres T4.djvu/500

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des individus. Il me semble que, pour réaliser le rêve de la fraternité universelle, il faut commencer par inculquer l’idée de fraternité à tous les hommes. C’est bête comme tout, mais je trouve encore plus bête qu’on veuille s’y prendre autrement et même j’avouai à M. Sylvestre que vouloir imposer des lois idéales à un peuple positif me paraissait inique et sauvage. C’est la doctrine du terrorisme : fraternité ou la mort ; c’est aussi celle de l’inquisition : hors de l’Église point de salut. La vertu et la foi décrété ne sont plus la foi et la vertu ; elles deviennent haïssables. Il faut donc laisser aux individus le loisir de comprendre les avantages de l’association et le droit de la fonder eux-mêmes, quand les temps seront venus. Ceci ne fait pas le compte des convertisseurs, qui veulent recueillir le fruit personnel, gloire, pouvoir ou influence ou qui se plaisent tout au moins à jouer le rôle d’apôtres purifiés au milieu d’une société souillée… Il est ATai que M. Sylvestre répond à cela : « On a raison de se moquer des orgueilleux et de se méfier des ambitieux, mais il ne faudrait pas regarder comme tels tous ceux qui demandaient avec impatience le règne de la vérité. »

On voit par ce dialogue combien les idées de l’auteur ont changé depuis les jours, déjà lointains, où il adressait à Rollinat la Lettre d’un voyageur contenant le portrait du juste[1], mais surtout depuis 1848, lorsqu’il enseignait à son fils, le maire de Nohant, comment il fallait « révolutionner » les habitants de Vie et de Nohant et les exciter à saluer l’avènement bienheureux de la République, une et omnipotente, et lorsque l’auteur lui-même, oubliant tous ses malheurs personnels, se déclarait parfaitement heureux grâce à ce simple changement de régime, et prêchait carrément dans ses Bulletins et dans ses articles une politique rectiligne et un esprit de parti bien tranché[2].

Oh ! oui, M. Sylvestre ne cherche plus du tout son bonheur dans des événements ou des doctrines politiques, et les idées du jeune Sorède à ce sujet ne sont point aussi absolues que celles de la correspondante de Mme d’Agoult datées de 1836. (Voir sa « Recette pour être heureuse »)[3].

Je sens, dit Pierre Sorède — (il est évident que c’est Mme Sand, l’ermite de Palaiseau, qui parle par sa bouche) — je sens dans la

  1. Lettres d’un voyageur, voir la lettre numéro iv (à Néraud et Rollinat) de 1834, samedi (p. 160-163 de l’édition Lévy).
  2. Voir le chapitre viii du présent volume.
  3. Voir notre vol. II. p. 311-312.