déjeuné sans Mme Sand ; comme toujours, elle était un peu souffrante, mais rien d’extraordinaire, elle ressentait depuis longtemps des douleurs assez vives qui n’inspiraient presque plus d’inquiétudes. Après déjeuner nous nous sommes promenés, Lina et moi, dans l’allée du jardin potager où nous avons parlé longtemps de choses et d’autres. Nous longions le mur du cimetière et je regardais l’if qui est au-dessus du caveau de la famille Dupin, bien loin de penser que quinze jours après, pas plus tard, nous serions nous-mêmes sous cet if !… Nous sommes revenus dans le parc et peu après Mme Sand est descendue. Nous avons fait quelques pas avec elle, admirant toutes les fleurs des champs, qu’elle aimait tant, dont le gazon était rempli ; elle nous a même emmenés dans un rond-point du petit bois pour nous faire admirer un orchis très rare. Puis nous sommes revenus nous asseoir très près de la maison.
Mme Sand a parlé du voyage à Paris qu’elle projetait. La conversation languissait un peu ; elle n’était jamais très vive avec Mme Sand, qui avait mille pensées dans l’esprit. Elle a dit une chose qui m’a frappée : elle admirait un ciseau qui marchait devant elle et elle a ajouté : c’est singulier, ma vue est en train de revenir, je vois bien mieux qu’avec mes lunettes.
Sur les cinq heures Paulin est arrivé avec ses parents, puis nous sommes partis pour La Châtre.
Le lundi 29 mai, Lina est venue au spectacle avec nous, je n’ai pu lui dire adieu étant rentrée chez moi à cause de ma fille. Le lendemain, mardi 30, elle m’écrivait ce qui suit :
Ma chère Nannecy, je ne vous ai pas dit adieu hier pensant que vous alliez venir nous rejoindre au théâtre et aussi pour que votre fillette ne s’aperçoive pas que j’y retournais. Peut-être y avez-vous été après moi. Tout mon grand monde va un peu mieux par ce temps-ci. Mes petites guettent en ce moment l’arrivée d’une riche mariée qui va venir se faire bénir par mon mari. En aura-t-il des unions sur la conscience ! À bientôt, n’est-ce pas ?
Je recevais cette lettre mercredi matin et à midi 31 mai on venait me dire que Mme Sand se mourait…
Paulin est revenu de l’audience pour monter en voiture et y courir, le soir il y est resté. Après dîner j’ai été lui porter quelques objets dont il avait besoin. J’ai trouvé Lina dans le jardin, nous nous sommes embrassées en pleurant. Lina m’a dit : « Ma pauvre Nannecy, on a bien du chagrin. » Pauvre, pauvre Lina ! et cependant le danger n’était pas aussi imminent que je l’avais cru. Je suis montée avec Lina dans le cabinet de travail de Mme Sand attenant à sa chambre à coucher, puis je suis entrée chez elle un instant et là je l’ai vue et entendue