Page:Koechlin - La Vie musicale pendant la guerre, 1916.djvu/2

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crée son œuvre travaille avant tout autre au salut de sa patrie dans les siècles, car à son immortalité » ;… « c’est pendant la guerre du Péloponèse que Sophocle produisit tous les deux ans une trilogie accompagnée parfois d’un drame satyrique. » Et, citant Anatole France : « La beauté est une si grande et si auguste chose, que des siècles de barbarie ne peuvent l’effacer à ce point qu’il n’en reste des vestiges adorables », et il conclut : « Elle seule absout l’humanité de la barbarie. » Je me figure que l’artiste dont le feu sacré continue de couver sous la cendre du malheur, tôt ou tard, mais forcément, une occasion, un hasard, comme il finit, toujours par s’en rencontrer, le destine à reprendre contact avec la musique. Dans quelle profonde émotion verra-t-il la Déesse lui apparaître de nouveau ? C’est l’indicible et heureuse angoisse de retrouver un être chéri après des mois de séparation. Et supposez qu’il arrive un jour à l’un de mes confrères de rouvrir le piano pour accompagner Soir ou Nocturne de Gabriel Fauré : comme l’éternelle beauté en resplendira, plus belle de toute la longue absence ! Mais la chaîne sera renouée, plus forte que jamais. Et le musicien comprendra qu’il n’est pas impie de songer encore à la musique.

Au cours de ces dernières saisons, plus d’un compositeur retrouva l’équilibre moral dans le travail autrefois habituel. Ces œuvres écrites pendant la guerre, à de très rares exceptions près je ne les connais pas. Je crois qu’en général elles ne garderont point de trace apparente du cataclysme. La paix définitive suggérera-t-elle aux Muses des souvenirs guerriers, ou de vastes symphonies célébrant le foyer, la moisson, la terre aimée ? Dirigeront-elles les artistes vers la légende et le rêve ? Ce n’est pas encore le temps d’y songer. Pour l’instant, il semble probable et logique que la guerre n’enfante pas de chefs-d’œuvre aux moments mêmes qu’elle étend ses désastres. Les œuvres héroïques[1] ou les visions de tueries n’en sont pas contemporaines : ce n’est pas dans le cauchemar qu’on éprouve l’envie d’en faire un poème symphonique. Le répertoire des musiques inspirées par Bellone est d’ailleurs fort restreint. Aux deux pôles sont L’Attaque du moulin, cri de révolte de la pitié contre les instincts de sang, et La Vie d’un héros, de M. Richard Strauss, très « Allemagne moderne », orgueilleusement et lourdement combatif. Par son ampleur sans égale, par la somme de courage dépensée, parla fin victorieuse et complète que nous entrevoyons, il se peut qu’un jour à venir cette guerre soit l’origine de quelque symphonie sublime : chants de gloire, d’énergie et de compassion tout à la fois, marches funèbres et triomphales telles qu’en eût rêvés Albéric Magnard. Mais plus tard : quand l’inspiration sera libre ; et lorsque, des faits actuels, à l’état de souvenirs, une âme saura dégager la beauté de sentiment. Aujourd’hui, des fantômes de choses affreuses nous obsèdent ; et puis, il faut à la création musicale, peut-être, la poésie des choses passées.

Qui d’entre nos hardis modernes saura dignement célébrer la mémoire des morts glorieux ? Qui traduira l’élan irrésistible (si l’art humain doit jamais voir l’égal d’une Victoire de Samothrace !) ? Qui chantera la paix reconquise ? Qui sera de taille à réaliser l’œuvre qu’on pouvait attendre d’Albéric Magnard ? Je n’ai point ici le loisir d’étudier à fond l’attachante personnalité de ce musicien, l’un des premiers de notre belle école française. Peut être n’a-t-on point oublié

  1. Dans le domaine de la musique, la Marseillaise semble une exception.