Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/202

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les serfs, dont la situation en Pologne était aussi mauvaise et même souvent pire qu’en Russie, en leur accordant l’émancipation dans des conditions meilleures et mieux définies. Mais on n’en fit rien. Le parti purement nationaliste et le parti aristocratique s’étant emparés du mouvement, cette question qui primait sur les autres fut entièrement perdue de vue. Il était donc facile au gouvernement russe de gagner les paysans à sa cause.

Alexandre II profita pleinement de cette faute en envoyant Nicolas Miloutine en Pologne avec la mission d’affranchir les serfs comme il avait désiré le faire en Russie. Le tsar lui dit : « Allez en Pologne. Appliquez là-bas votre programme rouge contre la noblesse polonaise ; » et Miloutine, de concert avec le prince Tcherkasky et beaucoup d’autres, fit réellement son possible pour prendre la terre aux seigneurs et la donner aux paysans.

Un jour, je rencontrai l’un des fonctionnaires russes qui allèrent en Pologne sous les ordres de Miloutine et du prince Tcherkasky. « Nous avions pleine liberté, me dit-il, de donner la terre aux paysans. Voici comme je procédais d’ordinaire. Je me rendais dans un village et convoquais l’assemblée des paysans. « Dites-moi d’abord, disais-je, quelle terre vous occupez en ce moment ? » — Ils me l’indiquaient. « Est-ce là toute la terre que vous ayez jamais eue ? » demandais-je alors. — Certainement non, répondaient-ils d’une seule voix. Il y a des années, ces prairies étaient à nous ; ce bois nous a appartenu autrefois ; et ces champs ont été en notre possession. » — Je les laissais parler, puis je leur demandais : « Maintenant, qui de vous peut jurer que telle ou telle terre a autrefois appartenu à la commune ? » — Naturellement personne ne se présentait : il fallait remonter trop loin dans le passé. Enfin, un vieillard qu’on poussait par derrière sortait de la foule pendant que les autres disaient : « Il connaît tout cela, il peut jurer, lui. » — Le vieillard commençait une longue histoire sur ce qu’il connaissait dans sa jeunesse, ou ce qu’il avait entendu