Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/217

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à quelques centaines de mètres dans la forêt voisine, je dus battre en retraite à cause des arbres gigantesques que le vent battait autour de moi. Nous commençâmes à être très inquiets pour nos barques. Il était évident que si elles étaient en route dans la matinée, elles n’avaient jamais pu atteindre le côté abrité du fleuve, mais avaient été poussées par le vent du côté opposé ; là, exposées à toute la fureur du vent, elles avaient dû être détruites. Un désastre était presque certain.

Nous remîmes à la voile dès que la tempête se fut un peu calmée. Nous savions que nous devions bientôt rencontrer deux flottilles de barques ; mais nous navigâmes un jour, deux jours, sans en trouver aucune trace. Mon ami Marovski perdit à la fois le sommeil et l’appétit ; il avait la mine d’un homme qui relève d’une maladie grave. Il restait toute la journée assis sur le pont, immobile, et murmurant : « Tout est perdu ! tout est perdu ! » Dans cette partie de l’Amour, les villages sont rares et très espacés, et personne ne pouvait nous enseigner. Une nouvelle tempête survint, et lorsque nous eûmes enfin atteint un village, nous apprîmes qu’aucune barque n’avait passé par là, mais qu’on avait vu des quantités d’épaves descendre le fleuve le jour précédent. Il était évident qu’au moins quarante barques, portant une cargaison d’environ 2000 tonnes, avaient dû périr. Il en résulterait certainement une famine au printemps, dans le bas Amour, si de nouvelles provisions n’arrivaient à temps. La saison était avancée, la navigation devait bientôt prendre fin, et il n’y avait pas encore de télégraphe le long du fleuve.

Nous tînmes conseil et il fut décidé que Marovski se rendrait aussitôt que possible à l’embouchure de l’Amour. On pourrait peut-être faire quelques achats de grains au Japon avant la fin de la saison de navigation. Pendant ce temps, je devais remonter le fleuve aussi vite que possible pour déterminer le chiffre des pertes, et faire mon possible pour parcourir ces huit cent lieues en bateau, à cheval ou à bord d’un vapeur si j’en rencontrais