Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/219

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que je n’en pouvais rejeter. Il y eut un moment, quand le bateau embarqua deux grosses lames, où, sur un signe de l’un des rameurs tremblants, je déliai le lourd sac de cuivre et d’argent que je portais sur l’épaule... Plusieurs jours de suite, il nous fallut faire des traversées de ce genre. Jamais je ne forçais les hommes de traverser, mais eux-mêmes, sachant pourquoi j’étais si pressé, décidaient à un moment donné de faire une tentative. « On ne meurt pas sept fois, et quand on meurt, on ne peut l’éviter, » disaient-ils. Puis faisant le signe de la croix, ils saisissaient les avirons et traversaient.

J’eus bientôt atteint l’endroit où la plupart de nos barques s’étaient perdues. La tempête en avait détruit quarante-cinq. Il avait été impossible de les décharger et on n’avait sauvé qu’une bien faible partie de la cargaison. Deux mille tonnes de farine avaient été englouties. Connaissant le chiffre de nos pertes, je continuai mon voyage.

Quelques jours après, un vapeur qui remontait lentement le fleuve me rejoignit, et quand je fus embarqué, les passagers me dirent que le capitaine avait tellement bu qu’il avait été atteint de delirium tremens et s’était jeté par-dessus bord. Il avait été sauvé cependant, et maintenant il était couché dans sa cabine. Ils me demandèrent de prendre le commandement du vapeur et je dus accepter. Mais bientôt je remarquai, à mon grand étonnement, que tout marchait tout seul grâce à une routine excellente, et bien que je fusse toujours sur le pont, je n’avais presque rien à faire. A part quelques instants de véritable responsabilité, lorsque le vapeur devait aborder pour prendre du bois pour la machine, à part les quelques paroles d’encouragement aux chauffeurs et l’ordre de partir aussitôt que l’aube nous permettait de distinguer faiblement les rives, je n’avais jamais à intervenir, car tout marchait tout seul. Un pilote qui aurait su interpréter la carte s’en serait aussi bien tiré.

J’arrivai enfin en Transbaïkalie, après avoir voyagé en vapeur et surtout à cheval. L’idée d’une famine qui